QUESTION : Monsieur le Président, vous allez effectuer au mois de février votre première visite officielle en Algérie. Quel sens donnez-vous à cette visite et qu'elles en sont vos attentes ? REPONSE : Les attentes sont très importantes. Ma visite est symbolique dans la mesure où j'ai vécu avec l'Algérie dans le sang lorsque j'étais enfant. Mon père a été un activiste impliqué dans le soutien à la guerre de libération de l'Algérie. Ensuite, après l'indépendance, dans les années 1960, l'Algérie était devenu un modèle de développement. Dans les années 1980, nous avons suivi toute cette volonté de démocratisation qui a abouti à la « révolution » (démocratique) de 1989 qui a été pour nous un grand exemple. Ensuite, j'ai vécu comme un drame personnel les événements des années 1990 au cours desquels j'ai perdu deux grands amis, Youcef Fathallah (ex-président de la Ligue algérienne des droits de l'homme -LADH) et Mahfoud Boucebci (psychiatre, un des fondateurs de la psychiatrie algérienne), tous deux assassinés par le terrorisme. L'Algérie fait partie de moi, de mon histoire personnelle. Heureusement que cette période (du terrorisme) est terminée et que l'Algérie s'en remet. Personnellement, je reprends le rêve de la génération de mon père où tout le monde était maghrébin. Cette génération avait plus de sang maghrébin que nous et, maintenant, il faut reprendre cette maghrébinité. J'espère que nous allons la relancer avec ce nouveau tournant qu'a pris la région du Maghreb après les révolutions de la Tunisie et de la Libye et les transformations qui s'opèrent actuellement en Algérie et au Maroc qui vont plus dans le même sens, celui des réformes et l'ouverture des régimes à la volonté de leur peuple. Tout cela me laisse espérer de remettre le grand Maghreb en marche. Ce sont-là nos attentes. Puis, il y a des attentes plus locales. Vous savez, nous passons par une très grave crise économique et sociale. Les poches de pauvreté se trouvent essentiellement dans les régions de nos frontières ouest et sud. Nous ouvrir à la Libye est une question, pour nous, importante pour le développement de la région sud et c'est la même chose pour la région ouest. D'ailleurs, je vais partir en Algérie avec quelques idées de développement conjoint de toute la région de nos frontières ouest. C'est-là où il y a beaucoup d'attentes. QUESTION : Peut-on comprendre que les traités et accords signés entre l'Algérie et la Tunisie vont être revisités, notamment le Traité de fraternité de concorde, signé au cours des années 1980 ? REPONSE : Il y a eu tellement de traités entre l'Algérie et la Tunisie et si peu d'applications. Par exemple, j'ai découvert des choses qui m'ont frappé : des Tunisiens d'ascendance algérienne, de plusieurs générations, nés en Tunisie et dont les parents sont également nés ici et ne connaissent même pas l'Algérie, sont considérés comme des étrangers. C'est aberrant ! Ce sont des problèmes de vie, de circulation, de propriétés qui ne sont pas réglés. Donc, il faut vraiment, aujourd'hui, mettre une très forte volonté politique pour que les Algériens se sentent chez-eux en Tunisie et les Tunisiens se sentent chez-eux en Algérie. C'est ce que j'appelle la promotion des cinq libertés : la liberté de circulation avec une simple carte d'identité, de travail, d'installation, de propriété, de participation aux élections municipales. Avec ces libertés, nous pouvons donner un très grand coup d'avance à la construction du Maghreb, avec l'espoir d'avoir, par la suite, un vrai parlement maghrébin qui jouit de vrais pouvoirs, une vraie cour constitutionnelle à la lumière du schéma adopté par les Européens. C'est cela notre avenir : des Etats indépendants qui auront de fortes et réelles institutions communes et avec un espace magrébin ouvert. Ce sont nos propositions pour la relance de l'Union du Maghreb arabe. QUESTION : Des efforts sont déployés par des pays du Maghreb et du Sahel pour lutter contre le terrorisme et le grand banditisme dans ces deux régions. Quel concours pourrait apporter la Tunisie dans ce contexte, notamment dans le contrôle des frontières ? REPONSE : Les institutions militaires de l'Algérie et de la Tunisie coordonnent de façon étroite leurs actions. Depuis plusieurs années, ces deux institutions sont à pied d'œuvre. Cependant, la nécessité se fait sentir, au niveau des pays maghrébins, pour coordonner leurs actions et sécuriser cette région qui est certes menacée par l'infiltration terroriste, en raison de la particularité géographique de cette région vaste et désertique. Pour nous, il ne s'agit pas seulement d'ouvrir l'espace maghrébin, dans le cadre de l'Union du Maghreb arabe, mais également de sécuriser notre région. Ceci demande une coordination sécuritaire et la Tunisie est disposée à le faire avec l'Algérie. QUESTION : Vous avez demandé récemment aux ministres tunisiens de la Justice et de l'Intérieur d'accélérer le traitement et la régularisation de la situation administrative de 15.000 Algériens établis en Tunisie qui souffrent d'instabilité. Le processus a-t-il déjà commencé ? REPONSE : Le processus a déjà commencé et je le suis personnellement. Le dossier est sur mon bureau. Mon conseiller diplomatique est chargé de suivre cette affaire. Vous connaissez les problèmes de la bureaucratie, mais je peux vous assurer que la volonté politique va être plus forte que la résistance de la bureaucratie. Nous sommes absolument décidés à régler ces problèmes. Au courant de cette année, tout sera réglé. QUESTION : La question du Sahara occidental n'a pas encore connu le règlement tel que préconisé par les résolutions du Conseil de sécurité de l'Onu appelant à une solution juste qui prenne en compte l'autodétermination du peuple sahraoui. A l'heure des révolutions arabes, le moment n'est-il pas propice pour rendre justice au peuple sahraoui ? REPONSE : Quand vous avez un obstacle que vous ne pouvez surmonter, il faut le contourner. Moi, j'appelle à contourner cet obstacle, c'est-à-dire continuer à organiser le Maghreb avec les cinq libertés, continuer à discuter et laisser ce problème, pour le moment, entre parenthèse, le laisser à l'Onu qui s'en est emparé. Je ne dirais pas que ce problème n'existe pas. Il existe et nous ne pouvons pas fermer les yeux. Mettons ce problème entre parenthèse pendant un certain temps mais avec l'idée que si nous avançons vraiment sur le plan de la circulation et de l'installation des personnes, il y aura nécessairement toute une mentalité nouvelle, une nouvelle approche psychologique et un état d'esprit nouveau qui va s'installer dans le Maghreb et, curieusement, ceci va avoir un effet rétroactif positif chez l'ensemble des partenaires, y compris chez les Sahraouis. Je pense que dans ce nouvel élan, cette nouvelle mentalité, nous allons avoir beaucoup de facilités pour régler ce problème. Si on se dit : on ne fait le Maghreb que si on règle cette question, le Maghreb ne se fera jamais. QUESTION : Une année après la révolution, beaucoup de défis se présentent à la Tunisie acte II : attentes socio-économiques de la population, la relance de l'économie, l'indépendance des médias, interrogations des femmes. Comment, Monsieur le Président, le gouvernement tunisien compte-t-il prendre en charge ces défis et quelles sont vos priorités tout en tenant en considération du facteur temps ? REPONSE : Laissez-moi vous rappeler que nous avons fait l'essentiel du travail. Regardez, il y a beaucoup de pays où les problèmes socio-économiques sont dix fois plus importants que ceux de la Tunisie, parce que la problématique politique n'a pas été résolue. Or, nous, nous avons fait ce travail. Nous avons fait des élections libres et honnêtes, des institutions qui ne sont pas du tout remises en cause. Nous avons un gouvernement légitime, un Président légitime, etc. Donc, nous avons mis en place les bases fondamentales pour la solution des problèmes socio-économiques. C'est une chose très importante et nous l'avons fait à un coût très très faible, comparativement à d'autres révolutions. Les Tunisiens ne se rendent pas compte de l'importance de ce qui a été résolu et de tout ce qui a été fait. Le monde entier devrait aussi comprendre que nous avons fait quasiment quelque chose de miraculeux. Maintenant, reste à parcourir la moitié du chemin pour la résolution des problèmes socio-économiques. Nous sommes décidés à le faire et nous avons beaucoup de cartes pour la réussite de ce défi. D'abord, il n'y aura plus jamais en Tunisie un Etat corrompu. La corruption était le fléau le plus dangereux et le plus nocif au pays. En parallèle, l'administration est en train de retrouver sa vitalité et sa place. Nous avons une population éduquée (instruite) et beaucoup de ressources humaines. Donc, nous avons beaucoup de cartes, en plus d'un régime politique maintenant stable et légitime. Mais nous avons, aussi, beaucoup de handicaps. Nous sommes en train de gérer, en même temps, le legs de la dictature et celui de la révolution. Le legs de la dictature, c'est la destruction de l'ensemble des systèmes sociaux, du système éducatif, du système judiciaire, du système sécuritaire. Tous ces systèmes sont littéralement gangrénés par la corruption et l'incompétence. Ensuite, nous avons le legs de la révolution. Pendant une année, évidemment avec l'agitation, le tourisme a sombré, des usines ont fermé, etc. Maintenant, nous sommes en train de rebâtir sur des décombres et cela va être difficile et compliqué. Dans ce contexte, la situation internationale n'est pas bonne. Nous espérons que la Libye, un pays qui est une bouffée d'oxygène pour nous, se stabilise très rapidement. La Libye peut absorber plus de 150.000 chômeurs tunisiens. Vous avez également la crise de l'euro en Europe avec la décroissance, donc l'environnement international n'est pas très bon. Nous devons négocier un développement social et économique dans le cadre de toutes ces difficultés. 2012 va être, pour nous, une année difficile, d'autant plus que le peuple est extrêmement impatient. Il attend beaucoup de choses, il veut voir tout de suite le fruit de la révolution mais, malheureusement, pour le moment, il ne voit rien venir. QUESTION : Le facteur temps vous est-il défavorable ? REPONSE : Oui, effectivement. Il joue contre nous. Mais nous n'avons pas le choix. Nous allons tenir dans la tempête jusqu'à ce que la mécanique économique se remette en place, les Tunisiens se remettent au travail et le pays soit sur rail. QUESTION : Vous avez considéré, récemment, les grèves et les sit-in d'actions suicidaires. Dans ce contexte, vous avez proposé un pacte définissant et déterminant les droits et devoirs de chacun vis-à-vis des revendications socio-économiques. Pouvez-vous nous donner plus de détails ? REPONSE : En effet, les sit-in bloquaient les entreprises et ont eu des conséquences néfastes à notre économie. Ceux de Gafsa nous ont fait perdre plus d'un milliard de dinars tunisiens (environ 480 millions d'euros), notamment dans le secteur minier, considéré comme une des principales ressources de la Tunisie. Cette situation a bloqué l'exportation du phosphate et, par conséquent, les recettes ne rentraient pas dans les caisses de l'Etat, en plus du fait que des usines ont été contraintes de fermer. Ce sont des actions suicidaires. Heureusement, l'opinion nationale commence à comprendre la gravité de ces actions et devient plus en plus contre ces sit-in anarchiques. Nous disons que le droit de manifester est garanti, mais il ne faut pas couper la route à la circulation, ni bloquer le fonctionnement d'une entreprise, sinon c'est un suicide collectif. Ce phénomène commence à disparaître progressivement et le gouvernement tunisien a l'intention d'appliquer la loi par la force pour certaines personnes qui ne se soucient guère de l'intérêt général. Ces comportements ne sont acceptables dans aucun pays, même dans les démocraties. Nous ne les acceptons plus jamais. Nous avons tenté, tout au début, de dialoguer avec ces personnes pour comprendre la logique de la plupart des manifestants qui sont certes dans un état criard de pauvreté et dans le besoin total. Vous ne pouvez pas, au début, utiliser la force et la violence contre des personnes qui sont dans une situation de désespoir. Il faut non seulement les convaincre, mais leur donner aussi des alternatives et c'est ce que nous sommes en train de faire. Mais, les choses commencent progressivement à se tasser et à devenir normales. QUESTION : Monsieur le Président, en ce qui concerne les investissements étrangers en Tunisie, vous avez déclaré que plus d'une centaine entreprises étrangères ont cessé leurs activités, pendant et depuis la révolution. Quel est votre politique pour faire ramener ces entreprises et rendre plus denses ces investissements ? REPONSE : Il faut que nous réalisions le minimum de stabilité pour faire revenir les investissements nationaux et étrangers. Nous essayons de convaincre nos partenaires et nos frères pour qu'ils acceptent un minimum de stabilité, parce qu'il n'existe pas stabilité à 100% sauf dans les régimes dictatoriaux. Même des pays européens connaissent des manifestations. Il faut qu'ils acceptent également un minimum de manifestations en Tunisie, pays devenu démocratique. Nous essayerons de garder ce minimum de manifestations de façon à ne pas affecter la machine économique. Maintenant, pour arriver à une stabilité à 100%, il faut revenir au régime de Ben Ali. QUESTION : Sur le plan politique, vous avez toujours refusé qu'on présente la Tunisie comme un pays tombé entre les mains de l'islamisme. Pensez-vous que cela est une vision partielle ou partiale ou les deux ? REPONSE : Ecoutez, lorsqu'on dit que la Tunisie est devenue un Etat islamiste, marchez dans les rues et regardez vous-mêmes si cela est vrai. Avez-vous constaté une police islamiste obligeant les femmes à mettre le foulard ? C'est quoi un Etat islamiste ? La Tunisie est un pays démocratique, les droits de l'homme et ceux de la femme sont respectés. Le président de la République est un homme qui n'appartient pas du tout à la mouvance islamiste, le président de l'Assemblée constituante n'appartient pas à cette même mouvance. Il y a un chef du gouvernement islamiste, mais aujourd'hui nous sommes dans un régime où la Constituante est la source du pouvoir. Ceux qui gouvernent le pays émanent d'une coalition entre deux partis : l'un laïque modéré et l'autre islamiste modéré. Ils gouvernent pour maintenir la démocratie, les droits de l'homme et les libertés publiques. Si vous trouvez-là que c'est un Etat qui ressemble à l'Iran, moi je ne le vois pas du tout. QUESTION : Comment voyez-vous, Monsieur le Président, la solution en Syrie ? REPONSE : Je suis quotidiennement la situation en Syrie. Je suis accablé par le nombre de morts. Bien sûr, j'apporte entièrement mon appui au peuple syrien. La Tunisie condamne totalement et absolument le régime de Bachar al-Assad. La seule solution est que cet homme parte et qu'on trouve une solution politique, à savoir un gouvernement d'union nationale qui organise une période intermédiaire, le temps que l'on puisse mettre en place des élections libres et honnêtes. Le régime baâthiste est fini et il doit s'en aller. QUESTION : Etes-vous contre l'envoi de troupes militaires étrangères ? REPONSE : Je suis absolument contre l'envoi de troupes militaires étrangères. Déjà pour la Libye, nous l'avions accepté à contrecœur et avec la plus extrême réticence, parce qu'apparemment il n'y avait pas d'autre solution. Mais pour la Syrie, il est totalement hors de question parce que ceci entraînerait non seulement la guerre civile, qui commence malheureusement déjà, mais également l'éclatement de la Syrie et une guerre dans toute la région. C'est une option à bannir totalement et absolument. AUDIO. Mr Marzouki. Intégral de l'entretien à l'APS IMG/mp3/1.marzouki_integral.mp3