OUZOU - L'opération " jumelles", déclenchée le 22 juillet 1959 dans la wilaya III historique, visait la décimation des maquis de l'Armée de Libération Nationale (ALN) dans la région, à travers l'utilisation d'une nouvelle tactique de guerre s'appuyant sur un dispositif militaire infernal composé de plus de 60.000 soldats, contre 12.000 moudjahidine. Selon le moudjahid Ait Ahmed Si Ouali, officier de l'ALN, cette opération, mise en branle dans le cadre du programme d'action du général Challe, commandant en chef des armées françaises, a été suggérée au général De Gaulle par la commission administrative de Grande Kabylie de l'époque (équivalent de l'actuelle Assemblée populaire de wilaya), qui a voté une motion, lors de sa session du 5 janvier 1959, demandant au général De Gaulle de renforcer la puissance militaire coloniale en Kabylie. Dans leur argumentaire de ce renforcement du dispositif militaire, les délégués départementaux, dont notamment le général Faure (exerçant les pouvoirs civils et militaires dans la Grande Kabylie), Delouvrier (délégué général du même département) et Azzam Ouali (député à l'Assemblée nationale de l'époque), prétendant agir dans le "plus grand bien des populations autochtones", ont considéré que "la Kabylie est le centre névralgique de la ‘Rébellion', par conséquent sa pacification entraînera la fin de la rébellion dans tout le reste de l'Algérie (...)". Accédant à cette requête, le général De Gaulle a renforcé la présence militaire en Kabylie en équipements et en hommes, et a confié le commandement de l'armée au général Challe, chargé de l'exécution de l'opération diabolique " Jumelles". Il a élu son poste de commandement, baptisé "Artois", au col de Chellata, dans le haut du Djurdjura. Traquer le "Fellaga" par des ratissages répétitifs Intervenant une année après la reconnaissance de la cause algérienne par l'ONU et la création du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), l'opération "Jumelles", qui tirerait son appellation de la lorgnette utilisée par l'armée coloniale pour surveiller les mouvements des moudjahidine et de la population, consistait à traquer les "fellagas" par des ratissages répétitifs, par le biais de troupes héliportées et appuyées par l'aviation, ainsi qu'en l'isolation des maquis de l'ALN par la création de zones interdites, l'évacuation des villages et le regroupement des populations dans des camps entourés de barbelés et placés sous haute surveillance de garnisons militaires fortifiées. Ce dispositif est assorti de cellules de torture aménagées dans des sous-sols de postes avancés, pour infliger les pires atrocités à tout élément suspecté de collaborer avec les moudjahidine. L'exécution de cette opération a été confiée au général Challe, son concepteur, assisté par les généraux Jouhoud, Salan, Zeller et autres tortionnaires, chargés "d'épurer" les maquis de l'ALN, par un déluge de feu combinant les trois armées, dont notamment les fameux "léopards" (parachutistes), qui y jouèrent un rôle principal, selon les témoignages des moudjahidine Ait Ahmed Si Ouali, Azouaou Amar et Osmani Belkacem, respectivement secrétaires de la wilaya III et chef de zone sanitaire de la même wilaya. C'est au mois de juillet 1959 que les bérets verts (parachutistes), transportés par hélicoptères, commençaient à pleuvoir sur les points stratégiques tels que le Djurdjura, le massif de l'Akfadou, la Soummam, Tamgout, Sidi Ali Bounab, Mizrana. Durant cet été infernal, ils (les paras) ont poussé comme des champignons, alors que les effectifs de l'ALN avaient considérablement diminué, se souviennent les interlocuteurs. A chaque pilonnage des maquis de l'ALN à l'artillerie, appuyé par des bombardements aériens, apparaissaient les redoutables commandos de chasseurs appelés + les soldats de Balboa+ pour qualifier leur férocité légendaire. Ce sont eux qui se chargeaient d'achever avec leurs mitraillettes ce qui restait vivant après les bombardements. "Dans les villages transformés en ghetto à l'aide de barbelés et de camps militaires essaimés de guérites d'observation à l'aide de Jumelles, la population était soumise à la terreur pour la couper des moudjahidine, dans le but de couper le ravitaillement de ces derniers et de les affamer, pour les obliger à quitter leurs refuges", explique le moudjahid Si Ouali, qui a rappelé que la soldatesque coloniale poussait l'horreur à l'extrême en recourant à l'usage intensif du napalm. La folie destructrice de l'ennemi n'a épargné ni femme, ni enfant, ni vieillard, ni malade. Tout suspect de soutien aux moudjahidine est soumis, systématiquement, à d'éprouvants interrogatoires, où sont utilisées diverses méthodes de torture rivalisant d'atrocité. A chaque revers qui lui est infligé sur le terrain des opérations par les djounoud de l'ALN, l'ennemi se vengeait en faisant subir des représailles à la population sans défense, en s'en prenant particulièrement aux femmes. Chaque village a eu son lot de scènes d'horreurs, dont se sont distingués les paras et leurs supplétifs. La population a payé cher sa fidélité à l'ALN. Les femmes desserrent l'étau sur les maquis de l'ALN Dans son évocation de ces années de braise, la moudjahida Abdellaoui Halima se souvient à titre indicatif, que vers la fin 1959, il ne restait au village d'Ighil Imoula qu'une dizaine de vieillards. Tous les hommes valides ont été éliminés par l'ennemi, dans le but d'isoler les maquis de l'ALN. Mais les femmes ont pris la relève pour s'organiser en réseaux, chargés d'assurer la liaison et de ravitailler les moudjahidine. Ce réseau était constitué de Larbani Ouardia, Lounes Ouardia, Abdellaoui Halima, Kaced Tassadit et Kaced Ouiza. Ce réseau a maintenu son activité jusqu'à son démantèlement vers la moitié de l'année 1960, suite à une délation d'un félon local, se souvient Mme Abdellaoui. Cette implication dans le combat libérateur a permis de desserrer l'étau sur les maquis de l'ALN, non seulement en assurant à leurs frères moudjahidine le soutien logistique nécessaire (ravitaillement et renseignement), mais également en les aidant à enlever pas moins de 28 postes militaires à l'ennemi (avec armes et bagages), tel qu'il a été confirmé par le moudjahid Si Ouali. "Jumelles", partie intégrante du Plan Challe L'opération " Jumelles", faisant partie du plan Challe englobant d'autres opérations déclenchées à travers l'Algérie, telles que "La Couronne", "La Cigale", "La Courroie", "Trident", "Pierres précieuses", "Rubis"... s'est soldée, selon le moudjahid Azouaou Amar, par la perte de plus de 7500 maquisards sur les 12.000 que comptait l'ALN dans la wilaya III historique qui englobait les wilayas actuelles de Tizi-Ouzou, Bejaia et une partie des wilayas de Boumerdes, Bouira, Bordj Bou Arreridj, Sétif et M'sila. En dépit des pertes qu'a fait subir ce déluge de feu à l'ALN, l'opération "Jumelles" fut un échec, et ce, de l'aveu même de De Gaulle qui n'a, pourtant, pas lésiné sur les moyens pour ''pacifier la Kabylie.'' Dans une lettre adressée à ses généraux en date du 26 décembre 1959, De Gaulle, après avoir rappelé que la France a engagé plus de 500.000 soldats en Algérie et dépensait 1000 milliards de francs par an pour financer son effort de guerre, écrivait : " (...) Et cependant, malgré toutes les affirmations, promesses et illusions, l'ensemble de la population musulmane n'a pas du tout ‘basculé' de notre côté...". Et le Général de conclure : "A en croire les rêveurs ou les fumistes, il suffirait d'être les plus forts pour que les musulmans nous rallient. Quelles forces supplémentaires nous faudrait-il pour qu'ils le fassent... ".