Les sociétés qui ne produisent pas d'élites culturelles ne peuvent pas évoluer, a estimé le Pr. Ahmed Djebbar, mardi au cours d'une conférence à l'université Emir-Abdelkader des sciences islamiques de Constantine. Dans le sillage de cette communication qui a porté sur l'histoire des sciences arabo-musulmanes, dont il est l'un des plus grands spécialistes mondiaux, Ahmed Djebbar a dénoncé quelques idées reçues sur cette histoire, tout en assenant des vérités liées à l'actualité des pays arabo-musulmans. La communication lui a permis de rappeler que l'empire arabo-musulman n'a connu de véritable "décollage" en matière d'épanouissement des sciences que lorsqu'il s'est ouvert aux langues étrangères et en instituant la traduction comme une discipline à part entière. Rappelant que les arabo-musulmans ont été les premiers dans l'histoire à lui accorder une telle importance, il a indiqué que la traduction vers l'arabe de tous les grands livres produits par les civilisations grecque, persane, indienne, chinoise et autres ont jeté la base de l'essor scientifique chez les arabo-musulmans. C'est une dynamique analogue de traduction, enclenchée par une élite d'intellectuels européens malgré l'opposition de l'église, qui permettra à l'Europe de reprendre le flambeau de la science des mains des arabo-musulmans, a rappelé encore le conférencier. M. Djebbar a également souligné que la liberté de déplacement des personnes et des marchandises au sein de l'empire musulman, qui s'étendait sur trois continents, a permis une fluidité sans précédent dans la circulation du savoir et l'émergence de plusieurs capitales régionales de l'empire en tant que centres de rayonnement scientifique. Après Baghdad qui fut le premier "phare" du savoir, il y eut tour à tour Kairouan, Bejaia, Cordoue, le Caire, Marrakech, Samarkand, Saragosse et Boukhara qui ont été, a dit le conférencier, "modernes à leurs époques" puisqu'elles ont connu l'innovation, l'encouragement de la recherche et des arts. M. Djebbar a souligné à ce propos que ce sont les arabo-musulmans, en instituant la "Pax islamique" qui, les premiers, ont permis l'internationalisation de la science. Réfutant l'amalgame entre vérité historique et discours idéologique, le conférencier, retraçant les grands tournants du cheminement de l'histoire des sciences arabo-musulmanes depuis le 5e jusqu'au 16e siècle de l'ère chrétienne, a commencé par relever que celle-ci a été jusque-là dominée par la version d'historiens abbassides qui n'ont pas hésité, pour des raisons idéologiques, à occulter ou à minimiser l'apport des omeyyades en la matière. Les germes des risques d'amalgame entre les vérités historiques et les glissements idéologiques existent toujours aujourd'hui, a déploré M. Djebbar, relevant à ce propos que les universités du Maghreb ont voulu imiter leurs paires d'Europe et ont introduit dans leurs cursus l'enseignement de l'histoire des sciences, mais sans avoir au préalable préparé des enseignants spécialisés dans cette discipline, confiée, a-t-il dit, "à des non spécialistes qui comblent leurs lacunes par discours idéologiques, voire charlatanesques". Le recteur de l'université Emir Abdelkader, Abdallah Boukhelkhal, a invité, à ce propos, M. Djebbar, qui a accepté la proposition, à aider son établissement à former des enseignants en histoire des sciences musulmanes en prévision de l'ouverture d'une filière dans cette discipline au sein de cette université. A noter qu'Ahmed Djebbar devait animer, mardi après-midi, une conférence analogue à Mila.