Le recul de l'enseignement des langues étrangères est le résultat de deux décennies de négligence. Les enseignants envoyés au «front» sont en charge d'une mission impossible. La maîtresse explique un cours de grammaire française et les élèves participent avec une passable réussite. Maigre consolation pour Nabila Ouchene qui parcourt quotidiennement plus d'une centaine de kilomètres en aller et retour entre son village d'Arris et son lieu de travail à Kimel. Diplômée de l'Ecole normale supérieure de Constantine, promotion 2009, Nabila entame sa troisième année d'enseignement dans ce village enclavé, situé dans le ventre des Aurès. Une chance pour les élèves de 4e année moyenne et tous ceux inscrits au CEM Othman Kabachi. Sans exception, ces enfants ont raté d'apprendre la langue de Molière au palier primaire, où elle est pourtant obligatoire. En effet, à Kimel et à l'image de la quasi-totalité des localités rurales des Aurès, l'enseignement des langues étrangères demeure le parent pauvre de l'éducation. Non seulement le bain linguistique est totalement coupé des formes latines ou anglophones, mais en plus l'effort fait défaut aussi bien de la part des parents que de l'administration de l'éducation, qui n'en fait pas une priorité. Belgacem Abbas, inspecteur de langue française dans la wilaya de Batna, confirme que la campagne est beaucoup plus touchée, par mépris, dit-il : «On envoie les enseignants les moins compétents dans les villages, là où les parents font moins attention». Une idée confirmée par notre institutrice de Kimel : «Entre Constantine où j'ai enseigné pendant mon stage, et le niveau ici, c'est incomparable». La situation, aujourd'hui, résulte d'au moins de deux décennies de négligence. Les enseignants envoyés au «front» sont en charge d'une mission impossible. «J'ai du mal. Mes élèves sont venus sans la moindre connaissance. Au primaire ils n'ont pas eu d'instituteur de français, et ce n'est que l'année passée qu'un ingénieur a été chargé du poste», raconte Ouchene Nabila. Comment rattraper l'énorme retard ? Comment préparer des collégiens avec un degré zéro en français à des épreuves au niveau avancé ? « Je commence par l'alphabet. C'est l'ardoise et la dictée jusqu'à la 4e année», poursuit-elle, et parfois elle dit recourir au dessin et même à l'arabe pour assurer la compréhension d'un texte, en dépit de la prohibition de cette méthode. Mais a-t-elle le choix à ce niveau de la difficulté ? - Butin de guerre, dites-vous ? Le doyen des ministres algériens, Boubakeur Benbouzid est-il au courant de ce déficit chronique d'enseignants des langues dans les régions reculées ? Les cadres experts, consultants et autres concepteurs de manuels sont-ils conscients de la réalité du terrain ? L'enseignement de la langue anglaise n'est pas mieux considéré. A Kimel, les élèves qui ont réussi le passage au deuxième palier devront patienter avant de goûter au charme de la langue de Shakespeare. Le poste d'enseignant de langue anglaise est vacant depuis le départ de l'ancienne enseignante. Pour le moment, on nous dit qu'une jeune licenciée en anglais, fraîchement diplômée, s'est proposée pour assurer les cours de façon bénévole, mais le directeur de l'établissement n'a pas donné encore son accord. Elle ne pourra pas profiter des avantages de suppléant, puisque la direction de l'éducation a donné instruction pour la suppression de ce type d'emploi sans assurer des alternatives. Le processus de concours et d'embauche via la Fonction publique ne donnera rien, apprend-on, avant février, il sera trop tard pour les candidats au BEF. L'absence de personnel enseignant n'est pas le seul écueil. Les femmes et hommes du métier, à qui nous avons posé la question, sont unanimes aussi à pointer du doigt les programmes et les manuels, jugés inadaptés. «Je n'utilise pas les manuels de 3e et 4e année, les textes sont trop longs et inadaptés», assure toujours Mlle Ouchene. On quitte le territoire de Batna pour entrer dans celui de Khenchla. La commune de Lemsara se trouve à peine à quatre kilomètres de Kimel. Nous sommes toujours en terre chaouie, et le tamazight est la première langue ici, suivie de l'arabe. Qu'en est-t-il des langues étrangères alors ? «Ici personne ne parle français», affirme catégoriquement Omar Zeroual, un instituteur rencontré à l'école primaire Saïd Zaïdi. «Al'école où j'ai commencé mes études à Theniet Laâbar, nous n'avons pas étudié le français, on détestait cette langue», souligne notre interlocuteur qui reconnaît la distance créée par le conflit historique et culturel avec le colon. Coefficient 1 Nos questions suscitent un débat dans le bureau de la directrice de l'établissement, Mme Zohra Zerdoum avec la participation d'une poignée d'enseignants. Ici aussi, on considère que le contenu des manuels est totalement étranger à l'environnement de l'élève. A cela s'ajoute le problème d'évaluation estime la directrice. «Les enseignants de français sont marginalisés et ne sont pas impliqués dans le processus d'évaluation des élèves, c'est une décision d'en haut», dit-elle. «Non seulement chaque enseignant évalue à sa manière en l'absence d'une méthode codifiée, mais en plus, ils gonflent les notes pour présenter des bilans positifs», résume Mme Zerdoum qui estime que le niveau est très bas en langue française La réforme de l'école, selon Benbouzid, a décidé aussi que les langues vivantes ne sont pas des priorités d'où l'attribution du coefficient le plus bas. Guerbouche Mohamed, l'un des enseignants de l'école de Lemsara, pose ce problème et estime que les élèves et leurs parents ne peuvent avoir de l'intérêt pour une matière au coefficient 1 par rapport aux autres matières (11 matières). Notre interlocuteur attire l'attention sur le volume horaire bien maigre aussi. L'enseignant de français fait en effet un maximum de 15h par semaine seulement, comparé à l'enseignant d'arabe qui lui, fait pratiquement le double pour la même période. Pour les élèves, ce volume correspond à peine à 3h/semaine pour les élèves de 3e année et 4,5h/semaine pour ceux de la 4e année. L'autopsie de l'enseignement de la langue française, telle que sortie de la discussion, établit aussi que l'encadrement des enseignants de la part des inspecteurs de la matière, fait défaut. Ce maillon si important de la chaîne semble pris à la légère pour être abandonné entre les mains d'incompétents qui sévissent dans ces régions. L'actuel inspecteur de de français à Khenchela est un arabisant, ancien enseignant d'arabe qui n'a pas étudié le français à l'université. Son seul «mérite», est celui d'être fils de chahid. A l'école de Lemsara on rit sous cape et on dit qu'il n'a même pas passé le concours pour décrocher le poste ! C'est un autre inspecteur qui nous confirme le phénomène, car il s'agit bien d'un phénomène. Abbas Belgacem, affirme qu'à Batna, il y a des arabisants qui sont devenus des inspecteurs de langue française et certains qui enseignent l'arabe et le français à la fois. Arabisant, fils de chahid et inspecteur de français «De toute façon, le rôle de l'inspecteur compte pour du beurre aujourd'hui, on ne prend pas en considération nos rapports quand ils sont négatifs». Pour lui, le social a pris le dessus dans la hiérarchie qui veille sur le système éducatif. L'embauche est une question de quantité. La question du profil de l'enseignant est rarement débattue. L'administration fait le jeu des nouvelles recrues qui viennent rarement au métier par vocation. «Certains me disent qu'ils sont venus vers ce métier pour le pain ; ils sont démotivés». Et cette démotivation s'ajoute au manque de compétences. «Le problème fondamental c'est l'incompétence du personnel enseignant, surtout dans les paliers inférieurs. L'enseignant qui parle mal français ne peut pas convaincre son auditoire, l'enfant apprend mal. Beaucoup ne savent pas formuler une phrase correcte et enseignent en arabe», raconte Belgacem qui connaît bien la wilaya de Batna, notamment les zones rurales ou montagneuses. En outre, notre inspecteur constate que les mots auto-formation et formation continue n'existent pas dans le lexique de la nouvelle génération d'enseignants. «Sur quel plan dois-je intervenir alors? Le didactique, le psychologique ou le linguistique, on ne sait plus...». L'inspecteur est déstabilisé. Dans les Aurès, la matière de français est le parent pauvre du programme d'enseignement dans les trois paliers. Aux nombreux obstacles cités plus haut, il faut ajouter le phénomène des classes uniques qu'on trouve dans les petites dechras et où se mêlent élèves de deux voire trois niveaux différents. Ces particularismes sont conjugués aux carences d'ordre national. Les programmes ne sont pas adaptés au vécu et à l'environnement des enfants, s'accordent à dire les gens du métier. L'outillage didactique inapproprié engendre un enseignement abstrait, inutile. A quoi s'ajoute l'absence de jonction entre les cycles, constate Abbas Belgacem, qui compte presque 30 ans de métier. «Il n'y a pas de concertation en tous cas entre les équipes qui conçoivent les différents outils (manuels, guides, programmes)», estime-t-il. Cette réalité entraîne un rapport de cause à effet concernant le devenir de ces élèves. Le peu qui arrive à passer le cap du baccalauréat s'oriente, dans la majorité des cas, vers des études de sciences humaines, surtout le droit. Ceux munis d'un diplôme universitaire, n'arrivent jamais à s'engager dans des carrières professionnelles brillantes à cause du handicap de la langue vivante. Les plus chanceux se casent dans l'enseignement et reproduisent leur propre modèle d'échec.