Par Zouhir MEBARKI /l'expression/ C'est lui qui nous rend le moindre caprice de la nature intolérable et difficile à vivre. C'est lui qui nous «enchaîne» à des moyens qui n'ont aucune prise sur nos grands-mères et nos grands-pères. Bien sûr que ce progrès doit être en constante évolution. Sauf que… D'accord! Les dernières intempéries nous mènent la vie dure. Mais pourquoi ne pas poser un regard différent et chercher ce qu'elles nous apportent de positif? Routes coupées, coupures de courant électrique, manque de bonbonnes de gaz butane, boulangeries sans pain, étals de marchés vides qui font flamber les prix, etc. Beaucoup de désagréments en effet! Plus intéressante est l'attitude moqueuse de nos grands-mères et de nos grands-pères. Ils nous regardent gesticuler, réclamer, revendiquer, avec un mélange de compassion et d'inquiétude pour la fragilité que nous affichons et qui, à leurs yeux, traduit notre piètre capacité à affronter la vie. Non, il n'y a pas si longtemps puisqu'ils sont encore de ce monde, la neige, le froid et l'isolement ne les prenaient jamais par surprise. Ils s'y préparaient dès l'été. Avec les moissons et les stocks de céréales qu'ils cachaient précieusement pour l'hiver. En automne c'est, après la cueillette des olives, l'huile qu'on avait pressée et dont il fallait garder la bonne mesure pour tous les jours de grands froids où tout mouvement devenait impossible. Le même réflexe pour les figues qu'ils faisaient amoureusement sécher en même temps que la viande pour faire bouillir la marmite à la saison des hurlements de loups affamés. Jamais ils n'étaient pris par surprise. Ni pour s'éclairer, ni pour se chauffer, ni pour vivre autrement quand il est impossible de sortir. C'était dur mais ils ne gesticulaient pas, ne réclamaient rien. Ils étaient si bien organisés, si forts, si résistants qu'ils passaient la mauvaise saison, qu'ils en venaient à bout sans pleurnicher. Quand ils posent leurs regards sur nous, un rien moqueurs, c'est toute une période de la vie qui remonte à leur esprit. La leur d'abord, mais aussi celle du progrès réalisé depuis que la liberté a été arrachée au colonialisme. Les routes, l'eau, l'électricité, le gaz ne sont plus l'apanage des villes. Ils existent dans les villages les plus hauts perchés dans la montagne. Les boulangeries ont effacé le pain cuit à la maison. Les épiciers rendent les stocks dans les chaumières inutiles. Les femmes ne vont plus à la fontaine, le robinet à la maison les prive de ces moments de grandes causeries. Le bois, le charbon ont reculé devant le gaz pour se chauffer. C'est tellement plus pratique. L'école, le centre de santé et autres services publics sont venus s'ajouter à la composition de nos villages. Il a fallu des routes pour s'y rendre, des bus pour les écoliers, d'autres pour les adultes qui font la navette entre le village et les grands centres urbains. On s'habille nettement mieux, on se chausse également mieux qu'avant, on mange mieux… c'est un cadre de vie tout à fait nouveau qui s'est installé dans les régions les plus reculées avec la libération du pays. Et c'est précisément ce nouveau cadre qui, paradoxalement, fragilise les Algériens. Libres mais dépendants du boulanger. Libres mais paniqués dès que la neige recouvre les routes. Libres mais morts de froid si le camion de gaz n'arrive pas. A peine un demi-siècle que nous vivons ce confort et nous voilà déjà vulnérables. Risibles aux yeux de nos grands-mères et de nos grands-pères. D'ailleurs, quand ils parlent de leurs belles-filles qui ne pétrissent plus le pain ou de leur gendre qui ne peut plus se passer de yaourt au dessert, ils font une moue qui en dit long. A peine un demi-siècle. C'est tellement peu que nos villes se vident encore dès qu'une fête familiale coïncide avec le week-end et dont tout le monde profite pour rejoindre le village que les grands-parents et même les parents n'ont pas voulu quitter. C'est le résultat du progrès que nous devons à la libération. C'est en même temps lui qui nous «asservit» autrement. Qui nous rend le moindre caprice de la nature intolérable et difficile à vivre. C'est lui qui nous «enchaîne» à des moyens qui n'ont aucune prise sur nos grands-mères et nos grands-pères. C'est ce progrès qui conditionne nos sorties aux bulletins météo et ses BMS qui nous font tourner la clé à double tour. Bien sûr qu'il n'y a pas à regretter de bénéficier de ce progrès. Bien sûr que nous devons même le voir en constante évolution. Comme dans les pays plus avancés et indépendants bien avant nous. Sauf que dans ces pays-là on ronchonne moins contre les calamités naturelles. On les voit à la télé. Ils affrontent les pires difficultés sans maudire personne. Quelques-uns trouvent même la capacité d'en rire et se font une raison en attendant le beau temps. Ils sont aussi résistants que nos grands-mères et nos grands-pères. La différence c'est que nous sommes à mi-chemin entre les deux. Tout s'explique!