Les tréteaux du théâtre arabe se sont élevés au milieu du XIXe siècle avec l'adaptation de l'œuvre de Molière L'Avare par le Libanais Maroun Nekkache. « L'activité théâtrale arabe peut être répartie en quatre étapes successives que nous appellerons générations par souci pédagogique », estime Bouziane Ben Achour, lors d'une conférence donnée au Méchouar de Tlemcen, lors des journées théâtrales. Balbutiante dans ses débuts, la première génération a eu recours aux emprunts intégraux, selon l'orateur : « On joue l'autre sous l'habit de l'autre. Les premiers essais, adoptés par des citadins, n'ont en fait d'autochtone que la langue, même si le premier personnage injecté dans ce théâtre du terroir a pour nom quelques héros légendaires bien enracinés dans la culture populaire des pays arabo-musulmans. » Et ce que Bouziane appelle « théâtre d'importation », - parce que c'est le cas - ne posait pas encore la question du patrimoine de manière tranchée « tout en se suffisant de connotations variées locales dans l'interpellation du vécu », cette pratique orientera, pendant des dizaines d'années, la production théâtrale arabe. En fait, la véritable susbstance de la forme - comme de la forme, aussi d'ailleurs - pendant cette période puisait sa force ou marquait sa singularité dans et par la langue. « En tant que substrat cultuel commun », précise, cependant, le dramaturge. Pour le conférencier, ce théâtre clés en main est un portrait ambivalent, car empruntant la personnalité du prototype européen tout en gardant les formes langagières du parler dialectal dans ses multiples déclinaisons de la « nation arabe ». Pour Ben Achour, c'est tout simplement une technique de collage. Sans a priori. L'espace dramatique n'existe que dans le discours de ce comédien axial, encouragé à faire également dans l'improvisation et le langage heurté. La deuxième génération est mue par une « sincère envie de s'intéresser aux thèmes locaux et transnationaux au sens de civilisation arabe et musulmane ». Et si l'on perçoit une sorte d'évolution thématique, force est de constater que le théâtre occidental n'est pas évacué, notamment en Egypte où « l'on continue de jouer les grands classiques dans leur version originale et en costumes d'époque ». Toutefois, comme l'explique Ben Achour, « on commence à manifester un fort besoin de se démarquer des pistes traditionnelles proposées lors des longues tournées et de manière régulière par les troupes étrangères dans les salles de théâtre et opéras construits par les occupants dans les villes les plus prospères des colonies françaises et anglaises ». On tente petit à petit de transfigurer les emprunts traditionnels en y « injectant ici et là des lambeaux de civilisation arabe où l'histoire et la légende se confondent superbement ». Transfiguration des emprunts traditionnels Une tendance que l'orateur qualifie d'« émancipatrice, renforcée par la montée en puissance de la revendication identitaire, elle est confuse par endroits, partagée entre la lecture divertissante de l'œuvre et l'ambition de la foi en un message distinct dans son contenu et ses formes », ce qui incite le conférencier à renforcer l'idée selon laquelle ces tentatives de reconversion ne sont pas uniformes parce que le théâtre en tant qu'art n'a pas pénétré au même moment le monde arabe. « Néanmoins, le désir de se renouveler est latent chez la deuxième génération qui prendra en charge les destinées d'un art capable d'insuffler la synthèse entre l'universel et le local. » Au passage, Ben Achour juge utile de souligner que les troupes du théâtre arabe sont, dans une bonne proportion, prises en charge, autour des années 1920, 1940 et 1950, par des institutions culturelles « profondément imprégnées par les idées nationalistes pour ne pas dire indépendantistes ». Les modèles de personnages sont puisés soit du monde cosmopolite citadin dans ses accents locaux spécifiques, soit dans le monde arabe mythique, « deux béquilles sur lesquelles s'appuiera longtemps le théâtre arabe ». Et pour résumer très succinctement cette étape (l'auteur ne nous contredira pas) l'art de la parole de la planche gagne de nouvelles couches à ses échos, enfin. Enfin presque... Revendication identitaire Et puis survint le saut qualitatif avec la troisième génération qui arrive après les indépendances des pays arabes : « Les artistes comédiens post-indépendance n'éprouvent aucun mal à manifester leur velléité, à critiquer le théâtre de leurs aînés en montant des pièces à souffle révolutionnaire, comme ce fut le cas en Algérie ». Pourtant, l'éclosion de talents novateurs est vite réfrénée par les partisans de Brecht et de bien d'autres messies de l'art du combat idéologique. Mais, très vite, un théâtre traducteur du vécu de la masse laborieuse voit le jour : « Les pièces dramatiques étaient conçues plus comme des tranches de vie farcies de vérités politiques que des conceptions artistiques et philosophiques. » L'avènement des années 1980 marque le début de la quatrième génération. Une époque, selon Ben Achour, qui correspond à l'apparition des grandes divisions de la nation arabe, parallèlement à celle du monde unipolaire correspondant à la fin des idéologies et l'émergence des réajustements économiques ultralibéraux, administrés, de manière forte, « sans discrimination » cette fois, à l'ensemble de la planète. Cette génération est caractérisée par la prédominance du moi. En quelque sorte, le théâtre épique est quelque peu « négligé » au sens politique du terme, « la fable se réapproprie l'intrigue dramatique en prenant attache de manière, disons plus franche, avec l'apport technologique (...) on se situera plus dans la stylisation scénique à l'audiovisuel que dans l'outrance verbale ». En résumé, la période n'est plus celle de l'éveil des consciences et de la correction des déviations sociales, « les personnages n'ont aucun pilori à clouer et avouent qu'ils n'ont plus de réponse à donner dans un climat fait d'abattement... « Partant de ce constat, pourrions-nous dire, alors, que le quatrième art, avec cette quatrième génération, acquis ses lettres de noblesse ? (dans tous le sens artistiques de l'expression). Paradoxalement, ce théâtre est celui de l'asphyxie sociale qui est monté sur scène alors qu'à sa croissance il était celui de la revendication identitaire « impétueuse et bruyante ». On retourne au patrimoine universel, notamment à Shakespeare, Jean Jenet et Albert Camus parce que, estimait-on, les thèmes abordés dans ces œuvres répondaient aux attentes esthétiques et philosophiques de l'heure. Ainsi, le comique est décliné en dérision amère. Le théâtre qui porte le plus est celui de l'absurde. Becket et Ionesco redeviennent source d'inspiration. La représentation chez les nouveaux auteurs arabes des décennies 1990 et 2000 met en scène l'être subjectif avant l'être objectif. Le personnage n'est pas un instrument de combat pour une cause communautaire, « il n' y a aucun pacte social à préserver ». Dans sa longue étude sur le théâtre arabe, Bouziane Ben Achour étaye les résultats de ses recherches par des exemples en citant, à chaque fois, les auteurs et des pièces de théâtre. Tout le long de sa quête des vérités de et sur ce théâtre, une quête jonchée de haltes, jalons marquant le long et controversé parcours d'un art évoluant avec son temps, il aboutit à la réflexion qui consiste à montrer que, généralement, le dialogue est plus prétexte qu'élément central d'échanges et de conflit, le rêve confisqué est omniprésent dans les messages symboliques de ces pièces qui refusent de faire dans le discours d'hier « la désunion d'un monde arabe en pleine décomposition-recomposition. Un monde arabe mis à rude épreuve de la démocratie, perdu une nouvelle fois dans la quête ininterrompue de son être... ». Kharoub bladi, la nouvelle pièce de Ben Achour est de cette mouture. Certainement.