Dans votre livre, vous parlez de Bagdad, zone rouge. Pourquoi « zone rouge » ? La zone rouge, c'est le vrai Baghdad. En opposition à la zone verte, la zone ultra-sécurisée où se trouvent les Américains et le gouvernement irakien. Avec le flot d'images et d'informations qui nous viennent d'Irak, le public a une image distordue de ce qui se passe dans le pays. J'avais envie de parler des vrais gens, des vraies situations qu'ils vivent, de leurs vrais soucis. C'est ça, la zone rouge. Celle dont ne parlent pas les médias occidentaux qui sont, la plupart du temps, cantonnés dans la zone verte de Baghdad ... Ce que font les autres journalistes ne m'intéresse pas. Mon but, c'est de servir de porte-voix aux Irakiens qui nous demandent de nous intéresser à eux d'une façon plus réelle, sans tomber dans les clichés. Ce qui est réussi, étonnamment d'ailleurs, c'est que votre livre donne envie d'aller à Baghdad, dans cette ville qui échappe à tout le monde et même aux Baghdadis eux-mêmes... Je suis contente si ce livre donne envie d'y aller. Je me suis rendu compte en l'écrivant que j'aimais Baghdad, malgré les drames qui s'y jouent, malgré sa laideur, malgré la complication d'y travailler, malgré les mauvais moments que j'y ai passés. J'aime aussi que la capitale irakienne soit perçue comme interdite. Alors que ce n'est pas le cas. Ce livre est en fait, une ode à Baghdad. Vous décrivez aussi un Baghdad mystérieux, oublié... C'est à la fois l'endroit des Mille et Une Nuits et une ville maudite. Où la sécurité est obsédante, écrivez-vous ? C'est vrai. Mais si on l'évoque continuellement dans nos médias, c'est surtout pour ne pas parler du reste, des vrais problèmes. Comment les chiites et les sunnites peuvent vivre ensemble par exemple ? Que pensent les Irakiens de leur gouvernement ? Quelle légitimité les hommes politiques irakiens ont-ils aujourd'hui ? Qui va reconstruire les infrastructures pour que les gens puissent vivre normalement ? De cela, personne ne parle. C'est aussi une ville qui a terriblement changé avec la présence américaine, où ses habitants ont du mal à se repérer. Tout est remplacé par des murs en béton qui délimitent les quartiers et qui se ressemblent tous. Avant, les habitants savaient se repérer. Aujourd'hui, ils sont perdus. C'est comme une nouvelle ville pour eux. Les repères sont tombés, et les Irakiens sont paumés. C'est aussi ce que j'ai vécu dans la Russie post-soviétique. Mais cela ne veut pas dire que les Irakiens souhaitent le retour de l'ordre ancien. La population ne connaît pas encore les règles de la nouvelle société. Tout le monde a peur. Qui a intérêt à maintenir cette population dans la crainte ? C'est une question de grande politique. Cela ne m'intéresse pas dans ma démarche journalistique. Moi, j'ai envie d'entendre les émotions des Irakiens. Des avis qui dérangent, parce qu'ils ne correspondent pas au formatage de l'information. Quand on voit le sang, les morts et les attentats à la TV, on se dit que la ville est continuellement à feu et à sang. Or, ce n'est pas vrai. Il y a de la vie dans la guerre en Irak. Il y a un envers du décor qu'il faut aller voir. Et c'est ce que je fais. Moi, ce qui m'étonne, c'est que l'anormal, la violence en l'occurrence, devient la norme dans l'esprit des gens. Et une fois qu'on a entendu qu'il y a eu encore des morts, que sait-on de plus sur la réalité irakienne ? Il faut aller à Baghdad pour comprendre. On sent dans votre récit, que vous ne voulez pas jouer les arbitres. Vous ne prenez pas position politiquement par exemple... Je ne le ferais pour rien au monde. Si je le faisais, je ne pourrais pas réaliser le reste. Et moi ce que j'aime, c'est observer. Je considère mon crayon et mon papier comme une caméra. Les Irakiens ont envie de parler de leur vie. Je partage leur quotidien et ils me disent des choses tout aussi intéressantes en me parlant de tout et de rien. De toute façon, tout est politique dans ce conflit. Moi, je joue l'intermédiaire entre les témoins et le lecteur. C'est tout. Mais tout de même, il y a de fortes tensions entre les chiites et les sunnites. C'est aussi un sujet dont il faut débattre... C'est une construction médiatique occidentale, pour se donner l'impression d'avoir quelque chose à dire. Elle répond à un mode binaire, du noir et du blanc. Il n'y a pas de nuance. Moi, ce qui m'intéresse, c'est le gris, les mille et une nuances de gris. Vous racontez, par exemple, l'histoire d'une jeune fille chiite qui flirte sur le Net avec un jeune homme sunnite. Un amour virtuel... C'est leur quotidien. Et vous savez, les jeunes à Baghdad n'ont rien à faire. Ils s'ennuient. Ils cherchent à s'enfuir grâce à la TV, à l'internet et aux SMS comme la jeunesse de Paris et de New York. En fait, la société irakienne d'aujourd'hui est une société très trompeuse. On n'y comprend rien sans y passer du temps. De ce point de vue, la complexité est enrichissante. Et il faut oser y plonger. Dans votre livre, vous écrivez que vous n'avez pas pu parler aux intellectuels restés à Baghdad. Pourquoi ? Ils ne pouvaient pas croire qu'il y avait une journaliste non embrigadée qui travaillait dans leur ville, hors de la zone verte. Pour eux, ça n'était pas crédible. Ils pensaient que la famille qui m'hébergeait et qui était en contact avec eux, disait des conneries. Cela montre à quel point la méfiance est partout, même chez les intellectuels qu'on pourrait croire ouverts d'esprit. En outre, ils en ont assez de parler à des journalistes qui ne comprennent rien à leur situation. Vous décrivez des trucs absurdes également dans votre livre. Comme ces bancs publics en plein carrefour ... Il faut le voir pour le croire. Et il faut surtout du temps pour le voir. Mais tous ces détails parlent effroyablement du quotidien des Irakiens, qui ont beaucoup d'humour dans cette vie noire. Comme tous les gens dans le malheur d'ailleurs. Je ne les ai jamais entendus se plaindre. Est-ce que la journaliste de guerre, que vous êtes, a vécu pire que l'Irak ? Oui la Tchétchénie, même si j'étais constamment sur mes gardes en Irak où la guerre continue de faire des milliers de morts. Il reste que l'Irak en comparaison avec la Tchétchénie est un pays beaucoup plus moderne et urbain. Baghdad est en quelque sorte le Los Angeles du Moyen-Orient avec ses autoroutes qui traversent les quartiers. Comment voyez-vous l'avenir de l'Irak ? Mal. Les soldats américains vont se retirer dans quelques années en laissant derrière eux des bases importantes. Ce qui ne va pas plaire à l'Iran. Il y aura toujours des clashs entre les différentes communautés. En outre, le gouvernement n'a aucune crédibilité. Tout comme les Américains qui, à force de financer toutes les parties, se sont perdus dans un bourbier sans fond. Anne Nivat participe à un débat le 18 mars au Centre de l'Espérance de Genève, à 18h30, Information, librairie Payot Bio-express Anne Nivat Née en 1969, Anne Nivat a travaillé comme correspondante pour Libération, Ouest-France, Le Point, Le Soir, RMC, le New York Times, le Washington Post Elle a reçu le prix Eléonore Pimentel Fonseca à Naples en juin 2000 (prix européen de journalisme), le Prix Albert-Londres en juillet 2000, le Prix SAIS-Novartis en avril 2001. Elle a publié chez Fayard Chienne de guerre (2000), Algérienne, (2001), La Maison haute (2002), La guerre qui n'aura pas eu lieu (2004), Lendemains de guerre en Afghanistan et en Irak (2004), Les islamistes : comment ils nous voient (2006) et Baghdad zone rouge (2008)