Lors de l'épreuve orale du concours de recrutement de journalistes à la radio de Khenchela, dont le lancement est imminent, un jeune candidat – dont nous tairons le nom et le lieu de résidence pour ne pas hypothéquer ses chances – a été amené à répondre à la question suivante : êtes-vous Nemmouchi ou Ammari ? Sans exagération aucune, sa réponse, comme il le sait, déterminera sa réussite ou son échec, sans aucune considération pour le reste. Les Nemmemchas et les Amamras sont les deux grandes tribus qui composent la population chaouie dans la wilaya de Khenchela. Khenchela De notre envoyé spécial La première est majoritaire, l'autre domine actuellement tous les rouages de l'administration locale et, par conséquent, les leviers de gestion des fonds, des projets de développement, de recrutement, etc. La rivalité, tantôt sourde tantôt fracassante entre les deux tribus, rythme le quotidien des Khenchelis et forme l'unique grille de lecture des principaux événements dans la région, les jeux de positionnement et les enjeux qui les sous-tendent. Récemment encore, la région a réapparu au centre de l'actualité nationale à la faveur d'une initiative pour le moins curieuse pour le commun des Algériens. Il s'agit de ce qu'on a solennellement appelé « la plate-forme des arouchs pour la lutte contre les hors-la-loi ». Un document de droit coutumier (ôrfi) de 15 articles qui, soi-disant, comportent des pénalités appliquées aux auteurs de crimes ou délits, définis également par ce même document. Une véritable grille de dédommagement pécuniaire (diya) infligée aux personnes reconnues coupables et leurs familles, allant de 10 000 DA pour les coups et blessures nécessitant 14 jours de repos, à 500 000 DA pour le meurtre avec préméditation. Les réactions ne se sont pas fait attendre pour dénoncer cette initiative venue, pour certains, comme la ligue algérienne des droits de l'homme (LADDH), se substituer aux lois de la République et servir un Etat dans l'Etat. En parallèle, des groupes de Batna, Tébessa, Oum El Bouaghi, Biskra et même Ouargla ont fait le déplacement jusqu'à Khenchela pour se procurer le document et le ratifier. Entre-temps aussi, le ministre des Affaires religieuses, Bouabdallah Ghoulamallah, a été forcé de s'exprimer sur la question et a déclaré engager ses services pour donner un rapport détaillé, sachant que la plate-forme a été conçue au terme d'une réunion tenue au sein d'une mosquée, en l'occurrence Ben Badis, et animée par un imam, Messaoud Chiremsal, de surcroît fonctionnaire du secteur et membre du Haut conseil islamique de la wilaya. Autour d'un grand couscous Les initiateurs se défendent d'avoir voulu se substituer aux lois de la République. Autour d'eux, on tient à souligner qu'il n'y a rien de nouveau dans cette initiative si ce n'est une actualisation des tarifs. La pratique est en effet ancestrale. Elle a toujours existé dans cette région et sert à départager les belligérants dans les conflits d'intérêt et surtout ceux qui touchent à l'honneur des familles. Lors des émeutes qui ont secoué la ville en juin 2001, Cheikh Zoheir, l'imam de la grande mosquée Emir Abdelkader et le Dr Mihoub Benzaïm, illustre notable spécialement dépêché de France, ont été plus efficaces pour calmer les émeutiers avec la méthode conciliatrice que l'ensemble des politiques ayant intervenu. Le directeur des affaires religieuses de Khenchela le confirme de son côté. Selon lui, il s'agit d'une pratique sociale positive qui agit dans l'intérêt général. « C'est d'ailleurs dans les missions de la mosquée d'assurer la conciliation (islah dhat el bein) », dira-t-il, dans une tentative de blanchir son imam, qui, en voulant s'offrir son quart d'heure de gloire, s'est rendu coupable d'impertinence et a, semble-t-il, tenté le diable et provoqué la ruche. Le directeur, qui nous a reçus dans son bureau, a tenu surtout à réaffirmer le fait que cette pratique n'a pas la prétention de remplacer la justice puisque les poursuites civiles ne sont pas éteintes quand le prévenu paye la diya. Les comités de sages, composés de notables représentant les grandes familles, les communes et dechras, agissent dans le cadre de structures sans complexité (plutôt horizontales que verticales) et examinent les doléances deux jours par semaine quand il n'y a pas urgence. Autour d'un grand couscous, les parties opposées sont invitées, à savoir raison gardée, faire tarir la source de la vengeance et mettre fin à son cycle, la loi du talion étant ici une règle. Voici qui serait le véritable objet de la conciliation. Cela dit, et contrairement à la déclaration du directeur des affaires religieuses, certains articles de la plate-forme stipulent expressément que la partie civile doit abandonner la poursuite judiciaire. Selon Me Ghechir, « la conciliation n'implique pas forcément la codification ; ces personnes peuvent intervenir pour ramener à la sagesse les parties en conflit, sans s'occuper du prévenu qui doit rester l'affaire de l'Etat ». Le président de la LADDH attire l'attention aussi sur le caractère vicieux de certains articles et prend comme exemple celui qui a trait au viol de la femme mariée qui reflète, selon lui, la misogynie des rédacteurs du document et leur total mépris envers la femme. L'article stipule que dans ce cas, le coupable doit payer 200 000 DA de « diya », à verser non pas à la victime mais à son mari ! Zoui : la désertification et la zaouia Tidjaniya Officiellement, son nom est Ouled Rechache. Ses habitants l'appellent Zoui, une commune située à 22 km à l'est de Khenchela sur la RN32 menant vers Tébessa, et chef-lieu de daïra comptant El Mahmel (Tazougaght) et Babar (M'gad'da). Ces trois communes abritent la population nemmouchie dont l'unique ressource, en dehors de l'activité pastorale, est constituée par les terres agricoles du fameux « Sahara des Nemmemchas », situé à 200 km au sud après la traversée des monts Boudoukhan, infestés par les terroristes du GSPC. Nemmemcha est le ârch majoritaire établi jusqu'au territoire de Tébessa et dont les ramifications s'étendent jusqu'à Gafsa dans le sud de la Tunisie. S'il est politiquement moins influent que son rival, économiquement il l'est encore moins ; d'ailleurs, la disparité s'offre au visiteur de Zoui sans la moindre omission. Les signes de misère extrême se manifestent partout sur ces terres gagnées par le désert ; l'analphabétisme d'un autre âge défie ici toutes les statistiques de Benbouzid (quelque 7 000 enfants sont privés d'école dans ces contrées éloignées). Les parents n'ont pas d'autre choix que d'exploiter leurs terres du Sahara. En s'y établissant avec leurs familles, ils sont obligés de retirer leurs enfants de l'école sans pouvoir les placer là où ils vont puisque, là-bas, il n'y en a pas. Entre les différents sous-ârchs nemmouchis, les batailles, parfois meurtrières, pour la division et l'exploitation de ces terres, durent depuis plusieurs générations et alimentent l'actualité et les faits divers des colonnes de la presse. L'Etat observe de loin ces conflits fratricides et abandonne à leur sort les antagonistes qui semblent, de leur côté, incapables d'aboutir à un juste partage. C'est dans ce vide immense qu'interviennent habituellement les comités de conciliation. Même si le problème de fond, celui du foncier, ne trouve pas de solution idéale auprès de ces comités, il se trouve que le sang est souvent jugulé et les haches de guerre enterrées grâce à ces interventions. C'est là où réside le génie de nos ancêtres et se révèle en contrechamp la faiblesse de l'Etat dans toute sa splendide nudité. Il en est des régions comme ça pour démontrer le déséquilibre qui persiste entre les quatre coins de l'Algérie. Si Khenchela a pu drainer des milliers de milliards de dinars après les émeutes de 2001, la bonne gouvernance est encore inconnue ici, d'où les faibles résultats de croissance, l'insignifiance de l'infrastructure et le chômage qui tue, notamment dans les communes reculées. La politique du mépris, tout autant que le tribalisme, ont fait le reste. Lors d'une visite officielle à la veille de l'élection présidentielle de 2004, le président-candidat, Abdelaziz Bouteflika, a visité la zaouïa Tidjaniya de Zoui. Un corps étranger à la région, créé pour des raisons électoralistes sous le nez et la barbe de la population locale qui n'a jamais connu cette zaouïa auparavant. Aujourd'hui, toutes les promesses de développement ne sont guère tenues, hormis le gaz naturel, arrivé en 2008 devant les foyers sans pouvoir y pénétrer, puisque la majorité écrasante des familles est incapable de règler les frais de placement du compteur. La zaouïa « fictive », quant à elle, ne cesse de prospérer et compte même ouvrir un internat l'année prochaine avec le soutien généreux de l'Etat. Il y a arouch et arouch Dans la rue, les cafés, la fameuse plate-forme accapare tous les sujets de discussion. Sur place, aucune réaction officielle n'est enregistrée. Mourad Taos, élu à l'APW, affirme que l'assemblée n'a pas jugé utile de réagir à l'annonce de l'initiative. Le parti qu'il représente, le RCD, même s'il y est minoritaire, n'a pas réagi non plus. Seuls des notables se sont rapprochés du wali afin d'initier une réaction au rejet formulé par Me Boudjemaâ Ghechir, s'étant exprimé dernièrement dans la presse écrite au nom de la LADDH. En revanche, le mouvement citoyen des Aurès (communément appelé les arouch des Aurès), et à l'issue d'une rencontre de concertation tenue le 20 août, a exprimé sa position à travers un communiqué en se démarquant d'abord des arouch qui se sont attribué l'initiative. Plus loin, les animateurs du mouvement rejettent l'initiative et s'inquiètent de « la situation dramatique que traverse la société sous le joug de personnes qui n'ont pas le droit de gérer les affaires de toute une nation, alors qu'ils sont incapables de gérer celles de leurs familles ». Le mouvement appelle à « prendre en charge la situation de la population au lieu de pondre des communiqués irresponsables qui conduisent à la discrimination ». Les rédacteurs du communiqué ont tiré à boulets rouges sur les responsables de la wilaya, renvoyant dos à dos commis de l'Etat, élus et notables. Le maître-mot de ce document au vitriol est certainement celui de « discrimination » répété plusieurs fois. Le racisme est, en effet, évoqué dans toutes les discussions qu'on a pu avoir avec les jeunes. Racisme plus que régionalisme. Les jeunes n'en veulent plus. Défiant leurs aînés, ils rejettent ce modèle et aspirent à plus d'équité et à des chances basées sur le mérite et non sur l'identité. C'est à la lumière de cette réalité qu'il faut considérer ces faits qui ne manquent pas d'appeler d'autres interrogations : s'agit-il juste d'une actualisation des tarifs ou alors de la résurgence d'une pratique tombée en désuétude, traduisant l'impuissance de l'Etat dans la gestion des affaires publiques et des relations entre citoyens ? Selon le procureur général près la cour d'Oum El Bouaghi, dont dépend la juridiction de Khenchela, il n'existe pas d'interférence entre l'action de la justice et cette initiative, si celle-ci existe vraiment, affirme-t-il. Pour lui, l'institution judiciaire applique les textes contenus dans les différents codes et rien d'autre, et ne tient compte d'aucun autre procédé. Cela dit, il reconnaît que des pratiques traditionnelles existent et peuvent constituer un plus pour réaliser la justice entre les hommes. D'ailleurs, explique-t-il, le législateur algérien tend, à travers les nouveaux textes de la réforme, à favoriser la conciliation entre les parties en conflit. A Khenchela, on sent qu'il y a une volonté de minimiser les choses. L'annonce de l'imam a visiblement gêné les autorités à cause des projecteurs, soudain allumés, au moment où l'action pouvait se passer dans la discrétion. Il faut dire que l'administration locale s'en accommode et il lui arrive même de faire appel au comité des sages dans des situations où ses propres outils se révèlent caducs ou impuissants. Au niveau national, et en dépit des quelques réactions enregistrées, l'initiative des tribus n'a pas soulevé la tempête ni suscité le rejet exprimé au nom d'une certaine modernité, au lendemain de l'émergence du mouvement des arouchs de Kabylie. La chose est réduite au statut d'épiphénomène par le silence d'une classe politique tétanisée et réglée sur le prochain rendez-vous électoral et une société laminée par la violence et l'angoisse de la hausse des prix de consommation à la veille du Ramadhan. L'initiative passera en douce donc et sans débat public, au risque de fissurer un peu plus l'édifice de la République. Cela ne traduirait-il pas la fragmentation de l'Etat à l'image de ce qui est arrivé en Somalie ?