Un musée pour Lounès Taourirt Moussa, daïra de Béni Douala. Nous nous sommes rendus en « pèlerinage » à la demeure de Lounès Matoub comme d'autres s'en vont effectuer une « ziara » à un wali quelconque. Deux effigies de l'artiste sont estampillées sur la façade de sa villa. Dans le garage du dessous est exposée la Mercedes 310 de couleur noire qu'il conduisait lorsqu'il était tombé dans une embuscade meurtrière au lieudit Tala Bounane, un certain 25 juin 1998. Dix ans ont passé depuis ce sinistre jour et la Mercedes est toujours là « intacte » avec ses 78 impacts de balles qui ont transformé la tôle de la voiture en tamis. « Prière de ne pas toucher au véhicule, car c'est une pièce à conviction », indique une pancarte. Les visiteurs qui affluent sans discontinuer scrutent le véhicule d'un regard ému. Des photos de Lounès ainsi que des poèmes sont tapissés sur les murs. Le garage prend ainsi les allures d'un musée informel. La sépulture en marbre du chanteur trône sur une esplanade à proximité de la maison. Sur le mur de clôture sont affichés des portraits de Matoub aux côtés de ceux des victimes du printemps noir. Un peu plus bas, au rez-de-chaussée, se trouvent les locaux de la fondation Matoub. Dans le hall sont exposées des photos ainsi que des sculptures et autres œuvres plastiques rendant hommage au « Rebelle ». Malika Matoub, la sœur du chanteur et présidente de la fondation Matoub reçoit les flux de visiteurs avec beaucoup de disponibilité. En lui parlant, les fans du barde impétueux espèrent sans douter humer quelque chose de son odeur. D'emblée, Malika Matoub revient sur le procès du 9 juillet dernier qu'elle interprète comme une petite victoire. « Pour moi, ce verdict, c'est une première. S'il y a un semblant d'enquête sur l'assassinat de Matoub, je pense que cela va être la locomotive pour faire la lumière sur tous les autres assassinats politiques en Algérie », nous déclare-t-elle avant d'ajouter : « La balle est dans le camp de la justice. Nous, on a cité des personnes qui doivent comparaître. On demande juste à ce que ces personnes soient auditionnées. Pour nous, cette quête de vérité, c'est le minimum qu'on puisse faire pour honorer la mémoire de Lounès. » On le disait : la maison du chanteur et son sépulcre sont devenus un lieu de pèlerinage. Pour les dix ans de sa disparition, la commémoration a quelque chose de plus solennel. « Ce lieu offre une certaine sérénité. On reçoit des gens de tout âge et de toute condition, à toute heure. Et ça n'arrête pas. En moyenne, on reçoit 80 personnes par jour. Les gens qui viennent nous disent : « N 'rouhed ghour thidhets » (Nous sommes venus vers la vérité). » Comment a été commémoré ce dixième anniversaire ? « Le 25 juin, et c'est ce que nous faisons depuis dix ans, nous organisons une waâda, et c'est tout le village qui s'y met. Les gens viennent de partout. Depuis dix ans maintenant, il y a un groupe constitué d'une cinquantaine de personnes, ils étaient très très jeunes à l'époque, ils arrivent le 24, ils repartent le 26, et ils passent la nuit autour de la tombe de Lounès. » Outre la waâda traditionnelle, une journée d'étude a été organisée autour de l'œuvre de Matoub ainsi qu'un concours de poésie. Nous demandons à Malika Matoub s'il ne serait pas opportun de créer carrément un « musée Matoub Lounès ». « Bien sûr que si », rétorque-t-elle. « Nous y avons pensé. Mais vous savez, un musée doit répondre à des normes. Je ne vais pas exposer des instruments de musique, des manuscrits comme ça, sans sécurité, sans normes. » Et de charger le département de Mme Khalida Toumi qui n'a rien fait, déplore-t-elle, pour sauvegarder le « patrimoine » de Matoub : « Est-ce que le ministère de la Culture a fait quelque chose pour Matoub ? Je ne demande pas l'aumône. Je demande seulement de protéger son œuvre qui est dilapidée depuis dix ans. » Et de renchérir : « Il faut arrêter de subventionner les zaouiate aussi. Ce n'est pas parce qu'on appartient à une zaouïa que cela doit bouffer toute l'énergie et tout l'argent de l'Etat. Il y a des sites culturels en Kabylie qui demandent à être restaurés. malheureusement, ce travail n'est pas fait. » Dans la foulée, la sœur du chanteur dénonce le piratage considérable d'une œuvre à la fois pillée et éparpillée : « Sans même parler des sites internet comme Dailymotion ou Youtube, je vois le massacre perpétré à l'échelle locale où les Princo (marque de CD vierges, ndlr), on les trouve même à l'aéroport d'Alger. Vous achetez un CD de Matoub, c'est un Princo. » Au bureau de la fondation, on peut voir sur un mur la dernière photo de Lounès prise dans le restaurant Le Concorde peu avant son assassinat. Malika parle longuement de Matoub l'artiste qui est souvent passé au second plan devant l'incandescence du personnage et la trop grande dimension politique qu'il a prise depuis qu'il est devenu une icône, un martyr. « Lounès a beaucoup fait pour le rapprochement entre le chaâbi et la chanson kabyle mais personne n'en parle », regrette-t-elle. « Matoub a défendu l'Algérie tout entière. Les non-berbérophones ne connaissent pas le fond de son combat ni ses textes. Ils n'ont que des clichés folkloriques. Il fallait enfermer Matoub uniquement en Kabylie pour ne pas être entendu ailleurs. Or, Matoub, c'est la transition entre deux cultures, la musique arabo-andalouse et la musique berbère. Ceux qui écoutent Matoub vont plutôt écouter El Anka. » Aussi, l'une des missions que s'est assignée la fondation est « d'arracher cette mémoire aux politiques pour que Matoub retrouve sa véritable dimension », souligne Malika Matoub. « Il faut qu'on arrive à sortir du ghetto dans lequel ils nous ont enfermés. Pour moi, une chose est sûre : même si on ne connaîtra jamais les auteurs de son assassinat, je les empêcherai de s'emparer de sa mémoire. » Sans vouloir « muséifier » ni momifier Matoub, peut-être un musée pour donner corps à cette mémoire s'impose-t-il. Mais il tombe sous le sens que la Kabylie entière sert d'écrin à la voix éternelle de Lounès, lui qui aura connu une postérité sans pareille.