L'un des reproches que les adversaires de l'Islam lui adressent souvent est qu'il est une religion formaliste et littéraliste qui met plus l'accent sur la crainte et l'adoration de Dieu – un Dieu au demeurant lointain et inaccessible au croyant selon eux – que sur Son amour. par Messaoud Boudjenoun (*) Ce reproche, on le trouve dans tous leurs livres et dans tous leurs écrits. Il a été rappelé de nouveau par l'actuel pape lors de sa fameuse conférence du 22 septembre 2006 à l'université de Ratisbonne en Allemagne qui déclencha un grand tollé de protestations et d'indignation dans le monde musulman.Si ces protestations et cette indignation furent tellement intenses et parfois violentes malheureusement, c'est parce que ces propos avaient touché la communauté musulmane au plus profond de son âme. Ces propos qui dénotent une méconnaissance des principes et des enseignements spirituels de l'Islam ne peuvent qu'indigner cette communauté de croyants qui vivent quotidiennement dans la foi et l'amour de Dieu, dans Sa proximité et Sa confidence et dont le sens du sacré imprègne chaque geste et chaque parole. S'il y a, en effet, une communauté de croyants dans le monde, où la présence de Dieu est la plus forte et la plus manifeste, c'est bien la communauté de l'Islam. Chaque parole et chaque geste simple du musulman sont accompagnés d'une formule religieuse ou d'une invocation qui montre cette étroite corrélation entre la vie du musulman et la présence divine. Lorsque le musulman commence chaque geste ou parole, il dit : « Au Nom de Dieu » ; lorsqu'il mange ou boit, il dit : « Louange à Dieu » ; lorsqu'il veut faire quelque chose, il dit : « Si Dieu le veut » ; lorsqu'il est confronté à quelque chose qui le trouble, il dit : « Je me mets sous la protection de Dieu contre telle chose ! » ; lorsqu'il est atteint d'un malheur, il dit : « Nous sommes à Dieu et c'est à Lui que nous retournerons », etc. Il en est ainsi de tous les gestes ordinaires de sa vie profane ou religieuse. Dire alors que Dieu en Islam est éloigné de l'homme est une assertion qui ne repose sur aucun argument valable. Cette assertion est d'ailleurs battue en brèche par les textes fondamentaux de l'Islam qui montrent combien le croyant musulman est proche de Dieu et vice versa. Dans le Coran, il est dit : « Nous avons créé l'homme et Nous savons ce que son âme lui suggère, et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire ». (1) Il y est dit aussi : « Sachez que Dieu s'interpose entre l'homme et son cœur ». (2) Et aussi : « Prosternes-toi et rapproches-toi ». (3) Il a dit également : « Si Mes serviteurs t'interrogent à Mon sujet, en vérité Je suis tout près, répondant toujours aux invocations de celui qui M'évoque ». (4) Il a dit de même : « Nul aparté à trois dont Il ne soit le quatrième, ni à cinq dont Il ne soit le sixième ; il n'est de réunion plus ou moins nombreuse sans qu'Il soit avec ses participants où qu'ils se trouvent ». (5) Les hadiths du Prophète (qsssl) sont aussi nombreux à ce sujet. Citons-en quelques-uns à titre d'exemple : Le Prophète (qsssl) a dit : « Adores Dieu comme si tu Le vois, car si toi, tu ne Le vois pas, Lui, certes, te voit ». (6) Il a dit aussi : « Le meilleur degré de la foi chez une personne est de savoir que Dieu est avec elle là où elle se trouve ».(7) Il a dit aussi dans un hadith quodsi : « Dieu dit : Je tiendrai compagnie à celui qui M'évoque ».(8). Il a dit également dans un célèbre hadith quodsi si longtemps médité par les soufis : « Dieu dit : Je suis avec Mon serviteur selon la pensée qu'il a de Moi et Je suis avec lui lorsqu'il M'évoque. S'il M'évoque en lui-même, Je l'évoquerai en Moi-même ; s'il M'évoque dans une assemblée, Je l'évoquerai dans une assemblée meilleure que la sienne ; s'il s'approche de Moi d'un empan, Je m'approcherai de lui d'une coudée ; s'il s'approche de Moi d'une coudée, Je m'approcherai de lui d'une brassée ; s'il vient vers Moi en marchant, Je viendrai vers lui en Me hâtant'(9). Le Prophète (qsssl) a dit aussi de lui-même : « Je passe mes nuits chez mon Seigneur qui me donne à manger et à boire ».(10) Tous ces textes fondamentaux de l'Islam prouvent la proximité et l'intimité réelles qui existent entre Dieu et l'homme selon la vision islamique. C'est cette intime proximité, au demeurant, qui a amené certains soufis sous l'effet de l'ivresse spirituelle (sukr), comme Abou Mansour Al Hallâdj ou Aba Yazid El Bistami à parler de l'incarnation (hulul) de la divinité en eux. L'Islam insiste, certes, sur la transcendance de Dieu à qui « rien ne ressemble », comme le dit le Coran(11), mais ce Dieu-là n'est pas le Dieu des philosophes déistes par exemple, un Dieu qui se désintéresse complètement du sort du monde et des créatures. Dieu en Islam est vivant, Omnipotent, Omniscient, Tout Puissant, Compatissant, Affectueux, Miséricordieux ; en un mot, Il possède tous les attributs « sifat » de la perfection et tous les noms sublimes « Al Asma Al-Husna ». Mais cela n'empêche pas qu'Il soit proche de l'homme, veillant à sa guidance et à son bien-être, attentif à ses aspirations, répondant toujours à ceux qui L'invoquent et Le sollicitent. L'autre reproche fait souvent par les adversaires de l'Islam, à tort, surtout par les chrétiens, est que la religion musulmane ne connaît pas d'amour entre Dieu et Ses créatures et que la relation qui lie le croyant à son Seigneur est une relation de sujétion, de soumission et de crainte seulement. Là aussi, il y a un équivoque qu'il faudrait lever, car ce serait faire acte d'une injustice flagrante envers l'Islam que de soutenir une telle thèse. De nombreux versets coraniques parlent, en effet, clairement et sans aucune ambiguïté de l'amour de Dieu pour les hommes ainsi que de l'amour de ceux-ci pour Dieu. Citons-en les plus clairs à ce sujet : « Ô vous qui croyez ! Que ceux d'entre vous qui apostasient sachent qu'Allah les remplacera par un peuple qu'il aimera et dont Il sera aimé ».(12) Les exégètes qui ont commenté ce verset ont mis l'accent sur le fait que Dieu a commencé par Son propre amour pour l'homme avant de parler de l'amour de celui-ci pour Lui« Il est des hommes qui prennent en dehors de Dieu des associés qu'ils aiment à l'égal de Dieu Lui-même. Mais les croyants vouent à Dieu un amour plus grand encore »(13). « A ceux qui ont cru et pratiqué les œuvres pies, le Miséricordieux dispensera Son affection »(14). Dans un autre verset, Dieu dit à Moïse : (15). Les hadiths prophétiques qui mettent l'accent sur cet amour entre Dieu et l'homme sont nombreux aussi. Nous en citerons quelques-uns à titre d'exemples : Le Prophète (qsssl) a dit : « Aimez Dieu pour ce qu'Il vous accorde comme bienfaits ; aimez-moi pour l'amour de Dieu et aimez les membres de ma famille pour mon amour »(16). Il a dit aussi : « Lorsque Dieu aime un de Ses serviteurs, Il appelle Gabriel et lui dit : « Ô Gabriel, J'aime untel, aime-le ! ». Gabriel l'aimera puis proclamera dans les cieux qu'Allah aime untel ; tous les habitants des cieux l'aimeront dès lors, puis les habitants de la terre en feront de même ».(17) Il a dit également : « Lorsque Dieu aime un serviteur, Il le met à l'épreuve ; s'il fait preuve de patience, Il le rapproche de Lui ; s'il en est satisfait, Il en fait un de Ses bien-aimés »(18). Le Prophète (qsssl) disait aussi dans une de ses invocations : « Mon Dieu je Te demande Ton amour et l'amour de celui qui T'aime, de même que les œuvres qui me font parvenir à Ton amour »(19). Dieu dit aussi dans un hadith quodsi (saint) : « Mon serviteur ne se rapproche pas de Moi par quelque chose qui M'est agréable, en plus de ce que Je lui ai prescrit, comme Il se rapproche avec des œuvres surérogatoires ; il ne cessera de se rapprocher de Moi jusqu'à ce que Je l'aime ; et lorsque Je l'aimerai, Je serai l'ouïe avec laquelle il entend, la vue avec laquelle il voit, la main avec laquelle il empoigne et le pied avec lequel il marche »(20). Il en est ainsi de nombreux autres hadiths qui montrent clairement la relation d'amour qui existe entre Dieu et l'homme en Islam. A partir de ces textes fondamentaux de l'Islam, les soufis musulmans ont développé une très abondante littérature sur l'amour de Dieu dans de beaux textes d'où transparaissent un amour et une soif de Dieu intenses. C'est ainsi que le cheikh El Islam Abdallah Ansâri Al Haraoui a dit dans son livre Les étapes des itinérants vers Dieu « que » l'amour est l'attachement du cœur, partagé entre la préoccupation et l'intimité, dans le don et le refus, de façon exclusive(21). Al Djunayd a dit de son côté : « L'amour consiste en la substitution des attributs (ou de la nature) de l'amant par ceux de l'Aimé ». Cela signifie, commente Abu El Qasim Al Qouchayri que l'amant n'a plus la perception de son âme charnelle, de son ego(22). De son côté, le grand soufi Abou Bakr Echiblî a dit : « L'amour a été appelé ainsi car il efface du cœur (de l'amant) tout ce qui est autre que l'Aimé »(23). Quant à Ibn Arabî, l'illustre soufi andalou, il décrit l'amour divin ainsi : « L'amant véridique est celui qui s'élève vers les attributs de l'Aimé, non celui qui rabaisse l'Aimé aux siens »(24). Pour la célèbre soufie de Basra, Rabi'a El Adawiyya, interrogée sur l'amour, elle répondit : « Entre l'amant et le bien-aimé, il n'y a pas de distance, ni de parole, que par la force du désir, ni de description, que par le goût. Qui a goûté a connu. Et qui a décrit ne s'est pas décrit. En vérité, comment peux-tu décrire quelque chose, quand en sa présence tu es anéanti ? En son existence, tu es dissous ? En sa contemplation, tu es défait ? En sa pureté, tu es ivre ? » (25). L'historien du soufisme, Al Kalabadhi, estime, lui, que « l'amour est conformité, c'est-à-dire obéissance à Dieu en ce qu'Il ordonne, abstention de ce qu'Il prohibe, agrément de ce qu'Il décide et décrète »(26). Quant à la conception d'Abou Hamed El Ghazali de l'amour divin, elle est la suivante : « Celui-là seul, écrit-il, est capable de nier cette thèse qui ignore ce qu'est Dieu, puisque l'amour est une suite de la connaissance. Or, le mystique connaît parfaitement que Dieu est la cause de son existence, de la perfection de son être et de sa conservation, son bienfaiteur absolu et universel, le principe de tous les biens qui existent dans l'univers, la beauté et la perfection infinie dans l'ordre métaphysique, à raison de Son omniscience, de Son omnipotence, de Sa sainteté ; l'origine de toute beauté dans l'ordre physique ; finalement, il sait aussi, bien que d'une manière vague, qu'entre Dieu et l'âme, existe une certaine projection de nature (spiritualité), une certaine conformité dans les attributs moraux (perfection morale). Tous ces motifs engendrent forcément dans le cœur du mystique un double amour : le premier est celui de gratitude ; l'autre, plus parfait, est la charité désintéressée, qui consiste à aimer Dieu parce qu'Il est infiniment aimable, parce qu'Il est l'unique être digne de notre amour ».(27)Les exemples de ces témoignages d'amour intense envers Dieu sont nombreux, très nombreux, dans la littérature soufie et les textes laissés par les illustres chantres de l'amour divin comme Rabi'a El Adawiyya, Al Muhâsibi, Ma'roûf El Karkhi, Bichr El Hafi, Omar Ibn El Faridh, Ibn Arabi, Djalâl Eddine Roumi, Farid Eddine El Attar, Hafiz, Younes Emri et autres. Il va de soi qu'ils s'inspirent directement des textes fondamentaux de l'Islam et dans la propre expérience du Prophète (qsssl) ; ce dernier avait commencé sa vie par une quête de recherche et d'amour de Dieu qui l'avait amené à s'isoler pendant des jours et des nuits dans la grotte de Hira. Les polythéistes de La Mecque ne s'y sont pas trompés d'ailleurs, eux qui disaient de lui qu'il était tombé amoureux de son Seigneur « laqad achiqa Mohammed Rabbahou ». Et lorsque la Révélation s'arrêta quelque temps, ils dirent que Mohamed a été abandonné par son Seigneur. C'est à cette occasion que fut révélée la sourate « Edduha » qui commence ainsi : « Par la clarté du matin et par la nuit quand elle étend ses voiles ! En vérité, Ton Seigneur ne t'a ni abandonné ni haï ! »(28). Cependant, dans la conception islamique de l'amour, celui-ci est indissociable de la crainte révérencielle (taqwa) d'Allah, car on ne peut pas prétendre aimer Dieu et Lui désobéir en même temps ; ce serait un faux amour, un vœu pieux et une chimère. C'est pourquoi, le Coran a fait l'éloge de la meilleure forme d'amour qui était celle des prophètes, en disant d'eux : « Ce sont des gens qui s'empressaient de faire le bien, Nous invoquaient avec amour et crainte et faisaient preuve d'humilité devant Nous »(29). Nous remarquons ici que ce verset fait passer l'amour de Dieu avant Sa crainte. Mais il n'empêche que l'un ne va pas sans l'autre. Aimer Dieu sans Le craindre, en se permettant par exemple de Lui désobéir, c'est faire peu de cas de Ses préceptes et de Ses ordres ; Le craindre sans L'aimer, c'est Le dépouiller de Ses attributs de compassion (wadd), de miséricorde (rahma) et d'indulgence (hilm) qui découlent de Son amour pour Ses serviteurs, et en faire – à Dieu ne plaise – un Dieu tyrannique et oppresseur. C'est là le sens de la parole attribuée au Prophète (qsssl) : « Quel excellent adorateur que Suhayb (Erroûmi) ! Même s'il ne craignait pas Dieu, il ne Lui désobéirait pas ». Aimer Dieu sans Le craindre est susceptible en effet d'amener à la longue l'amant à oublier son rôle de serviteur fidèle et dévoué et à croire que le fait d'aimer Dieu peut lui permettre des écarts et des déviations dans le comportement, d'où le risque de libertinage (ibaha) contre lequel les grands soufis mettent en garde. On rapporte à ce sujet que le Prophète (qsssl) fut informé du cas de certaines personnes qui prétendaient que l'amour de Dieu dispensait de tout acte d'adoration. Il s'exclama alors : « Elles mentent ! Car si elles aimaient vraiment Dieu, elles aimeraient forcément les actes d'adoration ». Le cheikh Abdelqader Djilani a dit au sujet de celui qui se laisse tromper par son amour pour Dieu en Lui désobéissant : « Il incombe donc au serviteur favorisé de ne point se sentir à l'abri des stratagèmes de Dieu, en se laissant induire en erreur par Ses bienfaits et en pensant qu'ils sont durables, et en oubliant de rendre grâce en relâchant son lien avec Dieu par son ingratitude. Le Prophète (qsssl) a dit : « Le bienfait est farouche ; maîtrisez-le avec la reconnaissance (shukr) ».(30).Lui faisant écho, la chantre de l'amour divin Rabi'a El Adawiyya, dit : « L'essence de l'amour est la patience de l'amant vis-à-vis de Celui qu'il aime ». (31). M. B. (*) Ecrivain, journaliste, traducteur, directeur de la rédaction de la revue Les Etudes islamiques.