Après des thèmes plutôt généraux comme les femmes en Islam, l'histoire de la communauté maghrébine de France ou la discrimination dans le travail, pourquoi ce choix d'un espace circonscrit, en l'occurrence le département de la Seine Saint-Denis ? Tout est parti en 2005 d'une projection-débat au Saint-André-des-Arts à Paris où je présentais Le Plafond de verre. Ce soir-là se déroulait dans la rue adjacente une manifestation et les CRS ont poursuivi des émeutiers jusque dans la salle. J'entends des cris et surtout l'un deux, plus puissant que les autres : « Tahia le 93 ! » Et dans la confusion qui a suivi, m'est revenu en mémoire le dernier plan du film de Gillo Pontecorvo, La Bataille d'Alger, où des femmes scandaient dans les rues : « Tahia El Djazaïr ! » Dès lors le détail, la réflexion qui va tout déclencher me vient en tête : dans un cas comme dans l'autre c'est de la terre qu'il s'agit. Une terre en souffrance, une terre qui exhale ses blessures, une terre finalement dont on se rend compte qu'on ne la connaissait pas ou qu'on la connaissait mal. Le réquisitoire à l'encontre des politiques est d'une sévérité absolue, et pourtant d'observatrice de la vie sociale, vous êtes passée à un engagement citoyen en étant élue, en mars dernier, adjointe au maire de Paris. Est-ce-là un paradoxe ou un désir de prolonger en politique votre travail de cinéaste ? ça pourrait ressembler à un paradoxe, mais, en fait, c'est un enchaînement naturel de situations vécues, parce que je me suis toujours consacrée au thème de l'enracinement des populations sur un territoire donné et, plus particulièrement des populations issues des anciennes colonies. C'est aussi le résultat de quinze années de débats à travers le monde et finalement mon engagement politique auprès de Bertrand Delanoë n'est que le prolongement naturel de mon combat, d'autant qu'il m'a prouvé que l'on pouvait agir politiquement sur des sujets ou des situations que l'on gardait sous le boisseau. Pour moi, j'ai fait le choix d'un homme plus que celui d'un parti ou d'un programme. Bertrand Delanoë incarne à mes yeux la modernité vraie, celle qui a compris dans quelle société ou monde nous vivons aujourd'hui : multiracial, multiculturel et en pleine mutation (qui se souciait, il y a peu, des carrés musulmans dans les cimetières ?). Aujourd'hui avec cette délégation, en l'occurrence les droits de l'homme et la lutte contre les discriminations, je peux agir quand hier je ne pouvais que dire … Avec Inch'Allah dimanche et Aïcha bientôt visibles sur France 2, vous avez fait deux incursions dans la fiction, est-ce dû au fait que vous appliquez certains caractères de la fiction à votre travail documentaire ? C'est vrai que lorsque je conçois et réalise un documentaire, je m'inscris de fait dans l'écriture cinématographique, celle qui a à voir avec la fiction, que ce soit au niveau de l'élaboration du cadre, de la bande son, des choix musicaux ou par exemple de filmer les témoins au plus près et, par contre, avoir plus de distance avec les politiques. Je n'ai jamais recours au commentaire et, du coup, le film se construit comme un scénario. Et cette conception permet de transporter le spectateur dans un voyage à la fois historique et contemporain. Je fais en sorte qu'il se décolle du réel comme dans une fiction. Pour moi, en termes d'écriture, il n'y a pas de frontière entre le documentaire et la fiction, j'écris mon documentaire avec le même souci de m'inscrire dans l'écriture cinématographique. Par exemple, 9/3, Mémoire d'un territoire se décline en trois actes comme une tragédie grecque avec une unité de lieu, de temps et d'action, avec en plus le recours au code de la mythologie. Ainsi le pauvre, c'est le héros qui part en Seine-Saint-Denis (un historien parle des Cayennes) et s'il survit, il est valorisé. Il a migré pour une noble cause pour participer à la construction d'un monde moderne, celui incarné par la Seine Saint Denis qui constitue le plus grand pôle industriel d'Europe.