Décidément, Yamina Benguigui compte désormais parmi le panthéon des meilleurs documentaristes. Dans le passé, nous avons eu à connaître Chris Marker ou Yann Le Masson, plus près de nous Jean-Louis Comolli ou Daniel Leconte. Avec 9/3 Mémoire d'un territoire diffusé ce 29 septembre sur Canal + en prime time, Yamina Benguigui reprend la démarche et les méthodes d'interviews qui ont fait le succès de sa trilogie, Mémoires d'immigrés, L'Héritage maghrébin, il y a un peu plus de 10 ans. Selon une savante alchimie, elle arrive à marier l'investigation historique et l'introspection des témoins, en recourant aux images d'archives et aux entretiens avec des habitants aux propos souvent poignants. Une manière de convoquer l'Histoire et ses protagonistes qu'elle dispose en interface avec ceux qui ont eu à subir et à souffrir des choix politiques et techniques qui ont fait de la Seine-Saint-Denis, le deuxième département le plus riche de France et qui abrite en son sein l'une des populations les plus pauvres de l'hexagone. Et c'est ce paradoxe qui constitue la dramaturgie dont la progression, étalée sur 1h30, donne une vision pertinente d'un processus de lente paupérisation des habitants du 9/3. Dès lors, les notions d'exclusion et de discrimination prennent tout leur sens, celui du tragique… pour peu qu'on prête une oreille attentive à tous ces témoins, hommes ou femmes, anciens ou nouveaux immigrés, étrangers de souche ou Français de fraîche date dont les accents de sincérité projettent une lumière crue sur les responsabilités des politiques aux choix économiques et administratifs visant le court-terme et de ces architectes qui ont choisi le matériau précaire et l'entassement humain pour répondre à des normes excluant la dimension de l'homme et du bien-vivre. Le film s'ouvre sur des images des émeutes de 2005 au lendemain de la mort de deux jeunes de Clichy-sous-bois, Zyed et Bouna, électrocutés dans un transformateur EDF. 9/3 Mémoire d'un territoire va ensuite remonter le fil de l'histoire à partir de 1870, date à laquelle les édiles décident de transférer dans le nord-est de Paris les nombreuses usines polluantes qui incommodent les Parisiens. Suivant la délocalisation industrielle, toute une catégorie de populations vont s'entasser en Seine- Saint-Denis, depuis les premiers ouvriers parisiens qui seront décimés par les maladies jusqu'aux Maghrébins, Africains et Antillais de la période contemporaine. Au cours des années 80-90, des centaines d'entreprises vont s'implanter sans que jamais leur développement et leur production de richesses profitent aux autochtones du département qui, à ce jour, sont les laissés-pour-compte de la croissance énorme du 9/3. Peu ou pas qualifiée, la main-d'œuvre locale va s'enfoncer dans le dénuement et l'exclusion pour ne plus avoir comme seul recours que des poussées d'explosions sociales, pour peu qu'un fait divers tragique vienne la frapper. Selon une « scénarisation » qui rappelle que Yamina Benguigui connaît aussi ses classiques en matière de fiction, les séquences vont s'emboîter les unes dans les autres, mettant en avant des intervenants « pointus », historiens, architectes, sociologues ou élus locaux dont les propos dessinent la trame d'une catastrophe annoncée. Les conséquences humaines, elles, sont portées par des témoins, habitants ou anciens ouvriers, qui ont eu à souffrir de choix politiques, économiques et administratifs qu'on peut qualifier de désastreux. 9/3 Mémoire d'un territoire assène des vérités qui dérangent, même si l'on regrette que l'épisode économique des zones franches ou la politique scolaire avec l'implantation des ZEP ne soit pas abordés ici, mais il aurait fallu sans doute disposer d'une demi-heure de plus. Cela étant, Yamina Benguigui signe une œuvre forte, vibrante et surtout intelligemment accusatrice.