En quelques jours, le mouvement de contestation populaire était déjà tombé dans l'escarcelle de ce qui allait devenir le Front islamique du salut (FIS). Le 10 octobre 1988, le futur numéro 2 de cette organisation islamiste appelait à une marche à Bab El Oued, une manifestation qui sera réprimée dans le sang devant le siège de la Direction générale de la sécurité nationale. A partir de ce moment, la colère des jeunes, qui réclamaient, ni plus ni moins, une vie décente, faisait partie du passé. Les islamistes ont cru le moment venu de sortir leur vieux projet, l'instauration de l'ordre religieux, en marchant sur les décombres d'un système honni par la population. Le régime était face à sa créature. Mais c'est toute la société qui en paiera le prix. La désillusion des jeunes a été grande. Leur coup de colère n'a été qu'un élément dans une crise à multiples dimensions, où tout a « bougé pour que rien ne change ». Les luttes entre « réformateurs et conservateurs » faisaient rage au sommet de l'Etat et, au sein de la société, la nébuleuse islamiste attendait le moment propice pour investir la place publique. La crise économique est, dans l'histoire de tout mouvement extrémiste, l'occasion idoine pour partir à l'assaut du pouvoir. La baisse du prix du baril de pétrole se répercutait dans la vie quotidienne des citoyens. La mesure la plus douloureuse aux yeux des jeunes était la suppression de l'allocation touristique. Un vrai coup de poignard dans le dos des aînés des harraga. Mais la révolte vire au cauchemar, qui ne faisait que commencer. Les jeunes vouaient aux gémonies le couple Messaâdia-Chadli, ils tomberont sous l'autorité forcée des Abassi-Benhadj. Ils aspiraient à une société libre et juste, ils seront enrôlés dans les contingents de l'ordre religieux pur et dur. Bientôt on leur demandera de lire dans le ciel des inscriptions incertaines, alors que, la veille, ils avaient des préoccupations beaucoup plus terrestres. Deux décennies plus tard, les images de ce temps-là prennent une dimension surréaliste. A la tribune d'une conférence de presse, un homme politique activant encore dans la légalité, portant qamis blanc et tendu comme un arc, lançait : « Oui, je suis hors-la-loi. Et j'ai le droit de prendre un klash. » Des images qui ne sont pas inventées, ni montées, elles font partie de l'histoire récente du pays. Ce président d'APW de l'est du pays, au lendemain des élections locales de 1990, qui affirmait devant des artistes algériens menant un combat désespéré contre la déferlante intégriste que le peuple lui avait intimé l'ordre de fermer une salle de cinéma. Il annonçait également que la télévision nationale allait connaître le même sort. Le pouvoir paniquait, les islamistes se frottaient les mains. En point de mire : la prise de pouvoir et l'instauration de la « loi légitime ». Pour cela, ils remisent au placard leur conviction profonde selon laquelle la démocratie est « kofr », puisque, selon leur exégèse, la souveraineté ne peut pas émaner du peuple. Ils participeront aux élections comme les guerriers affûtent leurs armes. En vérité, celles-ci étaient déjà bien affûtées. Sous l'œil narquois des autorités. Il n'y a eu ni arrestations ni contrôle des extrémistes religieux au lendemain de l'assassinat à l'arme blanche de Kamal Amzal, le 2 novembre 1982, à la cité universitaire de Ben Aknoun. La victime affichait simplement un appel à une assemblée générale. Loin d'être inquiété, le pouvoir politique trouvait ainsi le moyen d'endiguer le mouvement progressiste qui se manifestait dans les universités et dans la société. Même s'il s'armait, l'islamisme était aux yeux des gouvernants la solution inespérée pour réduire les démocrates. Fort de l'article 2 de la Constitution, le pouvoir sera le sponsor officiel des religieux, une ambition qui dépassera les frontières. On importera d'Egypte des enseignants et des prêcheurs, qui seront payés par le gouvernement, qui leur ouvrira également la télévision et la radio, puis on enverra des combattants en Afghanistan pour chasser les Soviétiques, dans une volonté officielle, semble-t-il, de se rapprocher des Etats-Unis. Le monde couvait Al Qaïda, l'Algérie couvait le FIS. Rentrés d'Afghanistan, certains « activistes » intègrent le maquis de Bouyali, d'autres constitueront des groupuscules paramilitaires qui s'entraînent à l'occasion de « colonies de vacances ». Le pouvoir ne prendra pas garde. Il avait fort à faire dans la gestion de la rente, le maintien de son équilibre et, subsidiairement, surveiller, emprisonner et torturer les démocrates et les militants des droits de l'homme. Pourtant, un attentat terroriste retentissant eut lieu en 1987, quand le groupe de Bouyali attaquait une école de police à Blida. Mais les autorités étaient déjà d'humeur amnistiante et certains survivants de ce groupe radical se retrouveront plus tard au FIS et dans d'autres organisations islamistes légales. L'embardée de Bouyali fut vite contenue par la mouvance islamiste, qui s'inscrit au « jeu » électoral en 1989, après avoir phagocyté la révolte d'octobre 1988. Juin 1990, aux élections locales, l'Algérie entrait à reculons dans le pluralisme politique. Les islamistes finirent par adhérer à l'idée de battre les démocrates sur leur propre terrain. Premier essai, première victoire. Ecrasante. L'ex-parti unique remit au FIS, qui obtient 54% des suffrages, les clefs de 856 communes. Le parti de Abassi contrôlait toutes les grandes villes du pays, à l'exception de Tizi Ouzou et de Béjaïa. La thèse selon laquelle il fallait laisser les islamistes se confronter à l'épreuve de la gestion des affaires publiques fonctionna à moitié. Le parti islamiste perdra en un an et demi près d'un million d'électeurs. Il obtiendra 47% des suffrages au premier tour des élections fatidiques du 26 décembre 1991. Un score qui équivalait seulement à 25% des inscrits, vu l'abstention record. L'avenir politique de l'Algérie s'était immédiatement noirci. Une majorité FIS à l'Assemblée nationale était tout sauf un pas en avant vers la démocratie. Avec ou sans l'interruption du processus électoral, l'Algérie ne pouvait pas échapper à une confrontation directe avec ses islamistes sortis de ses propres écoles. La guerre avait déjà commencé deux mois avant le premier tour des législatives. Le 29 octobre 1991, une caserne militaire a été attaquée à Guemmar par un groupe du « mouvement islamique armé », sous la houlette d'un certain Tayeb El Afghani.