Alger se met à l'heure de Ghaza. A l'heure universelle de la dénonciation active de la barbarie israélienne. Hier, en l'espace de quelques heures, 4 heures pour être plus exact, la capitale algérienne s'est faite honneur à elle-même. A la cause palestinienne. La ville a complètement changé de visage et de couleur. Le silence complice que lui imposaient les autorités du pays face à la tragédie palestinienne, état d'urgence oblige, est vite débordé par les grondements des manifestants. De 13h30 à 17h30, des dizaines de milliers d'Algérois, de tous âges et de conditions, ont osé enfin briser le mur du silence, de l'interdit, de l'ostracisme qui les frappent depuis des années. Malgré un dispositif policier, lourd et dissuasif, les processions grandioses de manifestants ont fait vibrer les vieilles artères du vieil Alger de slogans de soutien à la Palestine meurtrie, de « haine » d'Israël et de ses « supplétifs » parmi les régimes arabes. « Palestine chouhada (Palestine, la martyre) », criait-on hier dans tout Alger. Après la prière du vendredi, le tout Alger a convergé vers les quartiers du centre de la capitale. Ils sont venus de partout, surtout des quartiers populaires et populeux. De Bachdjerrah, d'El Harrach, de Kouba, du Clos Salembier (El Madania), de Bab El Oued, d'El Biar, etc., Alger n'a pas vécu une telle ferveur populaire depuis la marche pacifique du 14 juin 2001, réprimée dans le sang. Du jamais vu. Mobilisation record et inattendue. Sans organisation apparente, sans mot d'ordre unifié, la manifestation d'hier, « travaillée » sans doute par plusieurs forces, dont les islamistes, a finalement eu lieu. En matière de mobilisation, et contrairement aux tentatives ratées des partis de l'Alliance présidentielle (FLN-RND-MSP) de faire mouvoir la « rue », celle d'hier, résolument plus « spontanée », a drainé les grandes foules d'antan. La marche, plutôt les marches improvisées à travers les grands boulevards des capitales, du boulevard Che Guevara, Zighout Youcef, de la rue Hassiba Ben Bouali, Didouche Mourad, Mohamed Belouizdad,etc., sur plusieurs kilomètres, avaient résonné comme un cri du cœur mais un aussi comme un sérieux revers au régime algérien et à ses « dépendances » politiques et syndicales. 13h30. Mosquée des Fidèles au sermon. Comme dans pratiquement toutes les mosquées du pays (et des pays musulmans), le prêche servi ici par l'imam de la mosquée des Fidèles au sermon à Kouba ne déroge pas à la règle du « soutien inconditionnel » à la Palestine et accessoirement au Hamas. Dans sa prière, l'imam (avec un haut-parleur) loue les vertus du djihad contre l'ennemi sioniste, les « vertus » des combattants du Hamas, mouvement en tête de la résistance palestinienne. L'imam prend à partie l'accord de cessez-le-feu proposé (et refusé) au Hamas : une « abdication de la nation musulmane ». UN EXEMPLE DE REUSSITE Comme à Bachedjerrah, où l'ex-numéro 2 du FIS dissous, Ali Benhadj, a été signalé par la rumeur populaire, comme étant le probable meneur d'un mouvement de foule après la prière – il en fera plusieurs fois la démonstration la semaine dernière, récupérant aussi bien le meeting de l'Alliance présidentielle à la maison du Peuple que la marche « avortée » du Parti des travailleurs jeudi à la place des Martyrs – la présence policière, des forces antiémeute est plus que visible. A Kouba, Bachdjerrah, El Harrach, d'autres quartiers chauds de la capitale, les carrefours principaux, sont fortement quadrillés par la police. Toutes les mosquées des quartiers en question ont fait l'objet d'une surveillance policière. La « rumeur », couplée aux différents appels à organiser des marches populaires (appel du cheikh Al-Karadaoui, du Hamas algérien, du Hamas palestinien...) annonçaient déjà dès la matinée, un vendredi pas tout à fait « orthodoxe ». 13h35. Ambiance de fin de prière à Kouba. Devant la mosquée, les fidèles se massent. Les badauds lancent les premières hostilités. Au cri d'« Allah Akbar », le nostalgique slogan du FIS, « Alliaha nahya oua allaha namout » (c'est pour le Front (l'ex-FIS) que nous vivons, pour lui nous mourrons !) s'ébranle la première marche. Face aux policiers des brigades antiémeute qui leur bloquent pour un temps la route avant de céder, les centaines de manifestants en remontant la principales avenue du quartier Appreval vers le stade du RCK, scandent, par instinctive provocation, les slogans tirés du répertoire folklorique du FIS officiellement dissous. La marche bloquée au niveau du commissariat, à quelques dizaines de mètres du stade, est vite rattrapée par des centaines de jeunes, simples passants ou fidèles sortis des dizaines de mosquées des quartiers environnants. Le barrage de police ne résiste pas longtemps à la ferveur des manifestants décidés à faire jonction, à Alger-Centre, avec les autres groupes. 14h30. Boulevard Zighout Youcef. Pour rejoindre le centre d'Alger et la place des Martyrs, lieux de jonction présumés de la manifestation, c'est la croix et la bannière. Les principales agglomérations de la capitale ont presque toutes connu des mouvements de foule. La police, à cran, essaie de faire place nette, sans réussir. Les barrages sont forcés un par un, à la cité Mer et Soleil, cité Amirouche, La Glacière, El Karas (Gué de Constantine), Tripoli, Hassiba, Belcourt, 1er Mai... Alger fait face à un raz de marée. Aucune force de police dans le monde ne pouvait stopper le haut débit de manifestants. De tous les quartiers, de toutes les mosquées (apparemment seuls espaces de contestation sociale qui échappent au contrôle de l'Etat policier) affluent des milliers de manifestants. Le beau monde pro-palestinien se déverse sans discontinuer, en bonds frétillants d'hommes et de femmes, vers 15h, sur les boulevards Amirouche, Che Guevara, Zighout Youcef et la rue Hassiba Ben Bouali. 15h30. Boulevard Zighout Youcef. Les vaines tentatives de la police de phagocyter la marche ne feront que renforcer le mouvement de la foule, décidée à aller jusqu'au bout. Jusqu'à la place des Martyrs. « Manach m'llah, djibouna es'lah » (nous ne sommes pas de bonne humeur, donnez-nous des armes). « Visa li Falastine » (un visa pour la Palestine), « Intikam, Intikam, yakata'ib El Kessam » (vengeance, vengeance, ô brigades El Kessam) scandent certains. « Djich, chaab, maâk ya Falastine » (le peuple et l'armée sont derrière toi, Palestine)... A hauteur de la rue Cherif Hamani, à quelques mètres du siège du Sénat et de l'Assemblée nationale – institutions qui n'ont programmé aucune séance pour débattre de la situation à Ghaza –, le barrage de police antiémeute est pris en sandwich par les manifestants venus de l'est et de l'ouest d'Alger. La manifestation qui a démarré de Bab El Oued a été stoppée net par les policiers, nombreux autour du square Port Saïd, à faire le guet autour des édifices publics. Quelques escarmouches, quelques pierres et poubelles volantes prenant pour cible les policiers ont suffi à faire plier le dispositif. « Nous n'avons reçu aucune instruction particulière », nous dit un officier de police. Interdite, mais semble-t-il « autorisée »… par la force du mouvement. Les deux groupes de manifestants font enfin jonction à hauteur du siège de la commune de La Casbah. La procession, ponctuée par des appels à la prière (Salat Al Asr observée par une centaine de fidèles… au sermon) s'engouffre de nouveau à travers les grands boulevards. 16h30. Destination l'ambassade. Boulevard Asselah Hocine (Grande-Poste), boulevard Amirouche, en remontant boulevard Victor Hugo pour marquer une halte furtive devant l'ambassade de Palestine, pour remonter la rue Didouche Mourad jusqu'au parc de la Liberté. Les manifestants crient leur douleur, donnent la preuve de leur capacité à se prendre en charge, à soutenir, sans tutorat politique, une cause juste, celle des Palestiniens. Devant le commissariat central, la foule bariolée, drapeaux algériens et palestiniens mêlés, pancartes et écriteaux arborant des slogans pacifistes, lance un provocateur : « Djich, chaâb maâk ya Hamas, oua deoula guaâ reskhas » (peuple et armée sont avec toi Hamas, l'Etat peuplé d'une faune de vauriens). La foule compacte s'époumone encore : « Berrouh, bedam, nefidk ya Ghaza » (Ghaza nous nous offrons à toi en sacrifice). La marche, dans l'ensemble, mis à part quelques incidents mineurs, a été un exemple de réussite. Pacifique, elle a tenu toutes ses promesses, celles que le pouvoir n'a jamais pu transmettre, à savoir exprimer sa totale solidarité avec le peuple palestinien. La foule nombreuse se disperse à 17h30, dans le calme et sans incident majeur.