Hier matin, la camarde a de nouveau frappé. Elle a brisé une plume trempée par l'expérience. Elle a fauché Bachir Rezzoug, après 9 ans d'un corps à corps shakespearien. Impitoyable, la maladie, successive à un accident vasculaire cérébral, avait préparé le terrain à la Parque implacable qui a eu raison de son admirable courage et de sa stupéfiante lucidité face à la fatale adversité. Avec Bachir disparaît tout un art de considérer, de respecter, d'exercer le métier de journaliste. Il est né dans, pour, avec la presse. Avec une remarquable interactivité entre l'homme et sa profession, ils auront évolué ensemble depuis les premières lignes du singulier Alger ce soir qui tranchait par une certaine insolence avec la pusillanimité de l'Algérie indépendante, et ce, jusqu'à son dernier souffle. Pratiquement intemporel, il a participé par l'action à la construction de la presse de ce pays, tant dans son fond que dans sa forme. A aucun moment il ne s'est exilé ailleurs que dans une salle de rédaction. Il lui est souvent arrivé pourtant de boire le bouillon et de se voir poussé vers la sortie, mais son opiniâtreté soutenue par une personnalité d'une rare ténacité a déjoué tous les coups de Jarnac d'un système inhibé qui a de tout temps voulu tenir la presse au pied. Bachir Rezzoug est de ceux qui, à force de jouer au chat et à la souris avec cet adversaire omniprésent mais sans visage, omnipotent, souvent brutal, ont permis des progrès notables de cette profession qui avance toujours sur un terrain marécageux. Il avait claqué la porte à El Moudjahid par solidarité avec son ami Aziz Morcelli, alors directeur du journal, pour se retrouver à Oran à la tête de La République à l'époque, quotidien « régional » de l'Ouest où il a, avec une sacrée équipe, fait trembler bien des potentats. Ces derniers, usant de moyens sans doute plus convaincants qu'une simple plume, toute habile et pertinente qu'elle fut, dans l'Algérie du socialisme spécifique, trouveront des arguments pour l'éloigner de la chose écrite. Le tout-puissant Boumediène l'avait reçu à l'époque pour lui signifier en gros : « Je t'aime bien mais… l'Algérie tu comprends, etc. » Une Algérie au service de laquelle il a mis tout son talent. Mais il en est qui aime ce pays autrement… Alors… Delenda Cartago… Au lieu de créer un autre journal en langue arabe on arabise La République… Il va tenter une expérience afro-parisienne avec Demain l'Afrique jusqu'au jour où le directeur de ce magazine auquel Bachir avait pourtant donné une très haute tenue s'envolera avec la caisse, laissant sur le carreau les journalistes et leur cause africaine. Ce sera le retour au pays, son ami Morcelli revient à El Moudjahid, il l'accompagne mais l'expérience sera de courte durée, car une fois de plus, les deux compères avaient certes leur idée sur la façon de faire un journal, mais elle ne correspondait décidément pas avec celle des décideurs au plus haut niveau. La domestication des élites est un projet permanent des totalitarismes de tout poil. Bachir le savait. Mais il s'ingéniait à rebondir et repartir de plus belle à l'assaut de ses rêves. Il connut plusieurs autres expériences, particulièrement à Révolution Africaine. Il fut l'un des principaux animateurs du Mouvement des journalistes algériens (MJA), mouvement porteur d'un grand projet de liberté pour le pays. Ce sont ceux qui voient petit qui y ont vu un mouvement subversif et qui l'ont éclaté. Comme ils finiront par libérer les forces démoniaques contre lesquelles Bachir Rezzoug luttera de toutes ses forces. Dès le lendemain d'Octobre 1988 et les premières expériences de la presse indépendante, il s'engouffrera dans la trouée, apportant une nouvelle fois son remarquable esprit créatif pour, notamment, relancer Alger Républicain. Mais à force de jouer avec le feu, le système s'engage dans un drame dont on ne mesurera jamais la dimension et l'impact sur le devenir du pays… La presse sera prise dans un tourbillon mortel entre le sabre des égorgeurs et les oukases de la République. Notre ami maintenant disparu n'a pas désarmé. Une fois de plus, une fois encore, il sera aux premières loges. Jusqu'à ce jour funeste où son fils à la fleur de l'âge perdra la vie dans un accident de la circulation. Le père est inconsolable, l'ami est méconnaissable. Mais le journaliste demeure toujours aussi lucide. Un AVC l'éreintera, mais il ne succombera pas. Dans un effort surhumain, il tentera de lancer une chronique dans El Watan. Mais il y a des moments où la vie prend plus qu'elle ne donne…