La question de l'appartenance de l'Emir Abdelkader mérite d'être évoquée parce qu'elle paraît controversée et continue à tarauder les esprits et à alimenter une polémique au sein du cercle d'observateurs qui s'intéressent à la vie du grand résistant algérien. L'écrivain Mohamed Cherif Sahli, dans son livre « Mythes français et réalités algériennes », tente d'apporter un éclairage sur « l'adhésion » de l'Emir à la franc-maçonnerie durant son exil à Damas, claironnée par de nombreux auteurs français. Consultant les écrits et les ouvrages et se référant aux témoignages des écrivains français qui semblaient être affirmatifs sur cette adhésion, l'auteur algérien, dans une magistrale et rigoureuse analyse mettant en exergue les incohérences des uns et des autres et les contradictions des argumentaires développés, finit par rejeter en bloc ces allégations à propos de l'appartenance de l'Emir à la franc-maçonnerie. Il considère d'ailleurs ces accusations comme trompeuses et malveillantes à l'endroit du grand résistant algérien, à défaut de preuves concrètes et surtout du témoignage du principal concerné lui-même qui n'existent pas, dit-il. Or, ajoute l'auteur algérien, cette prétendue appartenance de l'Emir à la loge Henri IV de Paris et qui fut initié à la loge « Les Pyramides » d'Alexandrie le 18 juin 1864, comme le soutient Xavier Yacono, ancien professeur à l'université d'Alger, ne repose sur aucune certitude et n'a jamais été confirmée ni par Abdelkader ni par un tiers. En pareil cas, souligne l'écrivain algérien, le doute est de rigueur et la suspicion légitime. L'orientaliste Bruno Etienne aurait fait à l'université de Princeton « une démonstration définitive de l'appartenance de l'Emir Abdelkader à la franc-maçonnerie », et Peroncel Hugoz, ancien correspondant du monde à Alger, d'ajouter entre parenthèses : « Ce sujet qui a fait grincer bien des dents en Algérie n'a pas trouvé preneur dans une institution française. » Pour l'écrivain Mohamed Chérif Sahli, parler de « démonstration définitive » en matière d'histoire, c'est oublier ou ignorer que le fait historique, par sa nature même, échappe à toute vérification expérimentale et qu'en dépit de ses progrès et de la rigueur de ses méthodes, l'histoire reste, selon le mot de Renan, une science conjecturale. Allégations mensongères Elle peut tout au plus, ajoute-t-il, prétendre à la vraisemblance, à la probabilité et parfois à la certitude morale. Et comme l'argumentaire de Bruno Etienne ne tient pas la route, Mohammed Chérif Sahli indique que, pour établir un fait, l'historien a besoin d'un nombre suffisant de documents concordants passés au crible de la critique. Ce n'est pas le cas, dit-il, au sujet de la prétendue adhésion de l'illustre combattant à la franc-maçonnerie. Mais pourquoi l'auteur algérien ne veut pas admettre ces affirmations des écrivains et journalistes de renom ? Tout simplement parce que ce qui renforce sa conviction à réfuter ces allégations mensongères, c'est précisément, avoue-t-il, la légende maçonnique qui a été utilisée par Napoléon III dans sa politique au Proche-Orient. Une politique, ne n'oublions pas, visant ouvertement à détacher cette partie du monde de l'empire turc moribond pour assurer la présence et exercer l'hégémonie de l'empire français. Car, de 1860 à 1865, on multiplia les pressions, les stratagèmes pour amener Abdelkader à entrer dans le jeu des généraux français, concepteurs de cette nouvelle politique française au Proche-Orient dont les contours commençaient à se dessiner déjà à l'époque. En 1966, lors du transfert des restes de l'Emir en Algérie, le bulletin du Grand Orient de Franc (GOF) prit soin de réaffirmer cette thèse sous la plume de Xavier Yacono. Selon lui, 1865 était l'année où l'Emir Abdelkader aurait reçu la consécration mais également l'année où il mit fin, définitivement, à ses relations avec la franc-maçonnerie. Yacono explique que cette adhésion est apparue au moment où le GOF avait inscrit dans sa charte les postulats de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme, mais qu'il aurait rompu lorsque ces postulats furent supprimés. Pour l'auteur des « Mythes français et réalités algériennes », il eut été inconcevable que l'Emir Abdelkader ait pu appartenir à cette association qui agissait de connivence avec l'Empire français, instrument à ses services qui avalisa le plan de l'empereur Napoléon III visant à créer dans la province libano-syrienne un état chrétien au Liban et un royaume arabe en Syrie. Cela est en porte-à-faux, souligne Mohamed Chérif Sahli, avec les principes qui ont toujours guidé l'Emir en toutes circonstances. Enfin, il déplore aussi que certains Algériens puissent reprendre à leur compte certaines légendes colportées par des historiens français depuis Napoléon III. Il ajoute que la colonisation des esprits reste à faire. C'est dire combien elle est plus difficile que celle du territoire et des institutions.