Brahim Tayeb est un artiste dont la sensibilité et la finesse ne cessent d'émouvoir depuis maintenant une vingtaine d'années. Cette voix, dont la douceur profonde incline parfois à une sorte de mélancolie existentielle, continue à tranquillement bercer alors que la mode, assez « tsunamique » pour tout balayer sur son passage, est à la furia des décibels. La haute idée qu'il a de l'art et de celui qu'il tente de pratiquer, même si cela lui coûte beaucoup d'« attentes déçues » aujourd'hui, préservent chez lui ce raffinement discret qui le distingue des nombreux artistes de sa génération. Il sera l'hôte de la maison de la culture de Béjaïa, ce jeudi, pour un concert qu'organise l'agence Square-Evènement. Comment va Brahim Tayeb ? Franchement, je suis de plus en plus gagné par l'indifférence, par une certaine lassitude… Cela est sans doute dû à toutes les attentes déçues. Il n'est pas facile d'être artiste, de créer le beau, d'être soucieux de l'esthétique dans un monde qui n'a d'yeux et d'oreilles que pour le vacarme ; parce que ce que certains appellent chanson, moi je l'appelle vacarme. Mais en même temps, j'avoue que je suis d'une certaine façon réconforté ; parce que ces mêmes repères qui me marginalisent m'affirment fermement comme celui qui sort du lot, celui qui ne fait pas partie du vacarme justement. Disons que je suis bien installé dans mon monde à moi, ma musique telle que je la conçois. Heureusement que j'ai cette capacité de m'y enfermer quand je veux et de marginaliser, à mon tour, tout ce qui me dérange. Parlons de votre musique justement. L'on sent depuis peu que vous êtes dans une sorte de phase expérimentale qui s'est ressentie notamment avec l'album Intass, avec une tendance prononcée pour les sonorités orientales… C'est peut-être juste pour ce qui est du style de mes chansons. Je n'aime pas beaucoup les « classements », les étiquettes… ça contraint l'œuvre et l'étouffe. Mais les gens ont ce besoin de classer. En fait, j'évolue dans un environnement où les influences viennent de partout. Il est certain que ce que je produis ne vient pas du néant. C'est le cas de tout artiste puisqu'on n'est pas des dieux. Ce qu'il y a, c'est que nos œuvres sont une sorte de synthèse de toute notre expérience individuelle. Cela dit, il est vrai que je suis assez sensible, entre autres, à la musique de Mohamed Abdelwahab, qui est d'ailleurs lui-même influencé, à son tour, par Mozart, par le tango argentin, la rumba, etc. Je suis également sensible à ce que chante Fayrouz et Marcel Khalifa, pour ne citer que ceux-là. Chaque jour, j'écoute et découvre de nouvelles sonorités, de nouvelles notes… Je crois que l'écoute est intarissable ; un bruissement est une musique qui peut influencer mes compositions. Il y a quelques mois, vous avez eu à vous produire avec les musiciens de l'Opéra de Paris. Une expérience qui vous conforte... Quand on se produit avec des musiciens disciplinés, compétents, subtils et réceptifs, c'est là qu'on se rend compte du temps perdu à répéter ou à se produire avec des « fonctionnaires » de la musique. Ces musiciens ont tellement été sensibles à ma musique que cette expérience, de par son intensité, dépasse toutes les mauvaises et les fait oublier. Je vous dis que ce fut tout simplement l'extase ! Où en est, selon vous, la chanson kabyle aujourd'hui ? Chanson kabyle ? Encore une étiquette. Qu'est-ce qu'on appelle chanson kabyle ? Toute chanson qui s'exprime en kabyle ou toutes ces chansons folkloriques de Kabylie ? C'est déjà différent, à mon sens. Vous croyez que Cherif Kheddam fait de la chanson kabyle ? Ben pour moi, Cherif Kheddam est inclassable, et est au-delà de tout classement. Il se place simplement dans l'universel, même si le texte est d'expression kabyle, évidemment. Mais sinon, je répondrai à votre question en disant que l'art est malheureusement entre les mains de ceux qui n'ont rien à voir avec l'art, et que ça ira mieux pour l'art quand ceux qui le goûtent s'en occuperont. Une tournée en préparation, un nouvel album en cours ? Quand on me pose la question de savoir si je suis en tournée, j'avoue que cela m'arrache toujours un sourire. Le public imagine l'artiste débordé, en train de parcourir le pays, voire le monde… Or pour avoir cela, il faut être la « propriété » de ceux qui gèrent la culture, une espèce de fou du roi ; répondre à leur attente, être l'artiste qu'ils veulent. Bref, leur création. J'estime pour ma part que l'artiste doit avant tout rester libre. J'ajouterai que moi je fais dans la chanson, pas dans le chantage. Sinon pour l'album, je suis effectivement en train de finaliser l'enregistrement de six titres d'un album que j'intitule I Yithran (sous les étoiles). Je ne peux rien dire de plus pour le moment sinon que, franchement, la passion s'estompe un peu avec toutes les contraintes logistiques.