Ecole privée.Ecole publique.La bataille fait rage entre des gestionnaires servant des desseins plus ou moins avoués, balançant entre des intérêts financiers et politiques. la grande affaire ! Qui se soucie des enfants ? Comment parvenir à leur mettre le cerveau à l'endroit ? Quel que soit le mode d'apprentissage, de gauche à droite ou de droite à gauche, c'est bien de cela qu'il s'agit pourtant : se saisir d'une jeune cervelle et la faire lever comme le bon pain. C'est une grande et belle affaire ! La colonne cervicale « Je hais les livres ; ils n'apprennent à parler que de ce qu'on ne sait pas. On dit qu'Hermès grava sur des colonnes des éléments les éléments des sciences, pour mettre ses découvertes à l'abri d'un déluge. S'il les avait bien imprimés dans la tête des hommes, elles s'y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont des monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines. » Cette profession de foi est celle de Jean-Jacques Rousseau. Il est l'un des plus grands philosophes du XVIIIe siècle, en un siècle qui s'apprête à basculer dans un monde nouveau. Après des siècles de monarchie tyrannique, un nouveau régime frappe à la porte d'une histoire qui ne connaît ni le mot de nation ni son alter ego : la citoyenneté. Dans leur solidarité, ces mots sont lourds de sens, et il leur arrive d'être galvaudés comme d'autres, comme si l'on ne pouvait s'accommoder de leur pesanteur, devenant plus maniables, manipulables. Jean-Jacques Rousseau et ses pairs nous obligent à nous appesantir, à nous lester de notre citoyenneté, car il s'agit bien ici, pour eux, pour nous, d'être un homme nouveau dans un monde à naître. Un citoyen dans une nation. Le perroquet « Commencez donc par mieux étudier vos élèves », nous dit le philosophe dans Emile. Qui est ce petit d'homme ? Qui est ce petit avant d'être homme ? Qu'est-ce que je veux lui dire et comment, pour en faire un homme ? Quel homme pour quel pays ? Dans le pays de Rousseau, l'esprit de l'enfant doit être bien formé à défaut d'être bien plein. L'esprit de l'enfant est lisse et poli comme un miroir. Lorsqu'on lui fait apprendre des leçons par cœur, rien ne reste, rien ne pénètre comme un miroir qui réfléchit les objets qu'on lui présente. ça réfléchit mais ça ne réfléchit pas. « L'enfant retient les mots, les idées se réfléchissent : ceux qui l'écoutent les entendent, lui seul ne les entend pas. » Ne laissons pas nos enfants tout seuls avec des mots qu'ils n'entendent pas. Ne soyons plus béats d'admiration quand nous les entendons réciter par cœur. « L'apparente facilité d'apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité est la preuve qu'ils n'apprennent rien. » Les cerveaux de ces enfants, plus tard, ne sauraient être « les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines ». Dans ce monde, Hermès fait bien de compter sur les colonnes de pierre pour conserver des éléments de science. Ce monde n'est pas celui de Rousseau. Le dindon de l'histoire Dans le monde de Rousseau, le maître perd réellement et volontairement les enfants dans la nature, il leur apprend à observer, à se repérer pour retrouver un chemin qui n'a jamais été perdu par le maître. Celui-ci est un guide comme un bon livre, car l'homme, qui a dit haïr les livres, aime certains livres. Le meilleur d'entre eux est bien Robinson Crusoé. Là, on voit l'homme industrieux, seul et sans ressources. Cet homme, qui réussit à survivre dans des conditions difficiles, nous donne une grande leçon : « Le plus sûr moyen de s'élever au-dessus des préjugés et d'ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses est de se mettre à la place de l'homme isolé et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même eu égard à sa propre utilité. » L'homme nouveau de Rousseau est un homme seul au moment d'apprécier les choses du monde à leur juste valeur. Le bon maître devra donc bien préparer son élève à cette solitude vivifiante. Seul avec lui-même et avec des mots qui font sens dans sa tête, l'homme qui a été un enfant sera à même de distinguer ce qui se cache derrière des habillages. La tâche est difficile car la société des hommes est autrement plus complexe que celle de la nature où règne la franche loi du plus fort. Devenu grand, l'enfant se rappellera peut-être que le plus rusé, le renard, accapare un bon fromage au détriment de l'idiot, le corbeau, qui l'a écouté. Il se souviendra que la fourmi au cœur dur n'a pas fait l'aumône du moindre vermisseau à sa voisine paresseuse, la cigale, une belle artiste dans l'âme. A l'heure de la solitude, naufragés comme Robinson, l'âme chavirée mais pas perdue, nous cherchons la voie droite dans une nation à naître. A l'école de la citoyenneté, notre cerveau est lisse et poli. Il réfléchit l'état de notre conscience.