Vingt et une heures, centre hospitalo-universitaire de Bab El Oued, un carrousel de véhicules particuliers, de taxis et d'ambulances que des agents de sécurité dépassés tentent vainement de canaliser. Feux de détresse allumés, coups d'accélérateur parfois même de klaxon, alors qu'on est aux abords d'une structure hospitalière, chaque voiture se presse de déposer le malade « à bon port ». Pas question de se rendre à un service précis après 17 h, même si l'on vient d'une structure de santé qui vous oriente vers le CHU Lamine Debaghine, le centre de tri des urgences est un passage obligé. Centre de tri, une appellation qui n'est pas sans rappeler le courrier de la poste, malmené, trituré, « trimballé » dans des bacs, etc. Il est vrai qu'il ne s'agit dans ce cas que de lettres et de colis, mais c'est autre chose quand on a affaire à des malades, souvent mal en point, en « crise », inconscients, accidentés, parfois en situation critique. L'urgence prend alors son sens dramatique, une course contre la montre dans ces cas-là. Situations qui ont, plus d'une fois, inspiré des scénaristes de feuilletons télé. Passage obligé certes mais étroit également, en ce qui concerne l'hôpital en question : les véhicules, les uns derrière les autres, sont obligés, une fois le patient déposé devant l'entrée du pavillon des urgences, de faire marche arrière pour quitter l'hôpital ou garer au parking qui se trouve à 200 m. On imagine facilement le désordre et le tintamarre créés par le manque d'imagination des concepteurs qui ont choisi l'emplacement d'un « centre de tri » d'où il n'est pas facile de sortir. Il est vrai que toute la structure — bâtiments et services annexes — remonte à la période d'avant l'indépendance et initialement conçue comme hôpital militaire, ne répond plus désormais aux normes d'un CHU pour une population de plusieurs dizaines de milliers d'habitants répartie sur toute la région est de l'Algérois... Mais cela n'empêche pas du tout de concevoir un plan de circulation un tant soit peu rationnel qui tienne compte des contraintes, du temps à évacuer les malades après leur passage par le « centre de tri », en vue de leur évacuation vers des services spécialisés ou carrément vers un autre hôpital ou établissement hospitalier. Le calvaire des malades est loin de se terminer. Le parcours encore plus pénible que celui du combattant ne fait que commencer. Ceux qui ont du mal à marcher ne peuvent espérer trouver un fauteuil roulant qui puisse rendre leur attente moins pénible avant d'être examinés par un médecin ou un spécialiste... A l'intérieur du pavillon, c'est la cohue. Malades et accompagnateurs se pressent devant un guichet où un agent toujours d'aussi « bonne humeur », surtout la nuit, leur délivre un ticket (qui servira sans doute à tenir les statistiques de fin de mois), véritable sésame qui ouvre droit à une consultation. Une fois passée la porte de ce que l'on suppose être des salles d'attente, le spectacle est tout simplement ahurissant ! Un vaste hall éclairé de néons, mal entretenu, quelques chaises. Dans un coin, des pansements plâtrés entassés sur une table, attendent les premiers « fracturés » de la nuit. Des dizaines de personnes malades ou valides déambulent désorientées. Les unes, le visage tordu par la douleur retenue non sans peine ou à moitié inconscientes, soutenues par des proches, les autres allongées inconscientes sur les quelques civières chariots disponibles attendent le médecin. Comme des âmes en peine, les plus valides se traînent difficilement une perfusion qui pendouille au bras, un sachet de sérum dans la main, vers une hypothétique consultation. A ces malades, se mêle toute une faune d'individus de chauffeurs de taxi, de taxis clandestins, brancardiers, infirmiers en vadrouille, de badauds curieux, sans doute, de la misère de ceux qui souffrent. Des gens qui n'ont a priori rien à faire dans un service des urgences et dont on se demande à quoi ils servent dans des moments aussi difficiles, surtout la nuit. Et pour compléter ce tableau « fellinien », des gémissements de douleur, des engueulades, des cris de protestation attestent du climat de désorganisation qui règne dans ces lieux. Examen derrière des paravents Alors que l'on s'attend à trouver des cabinets de consultation, désagréable surprise : les examens se font derrière de simples paravents. Question intimité, on est plutôt mal à l'aise. Ici, un papa essaie de réconforter sa petite fille en proie à une crise d'asthme en pleurs, un peu plus loin un sexagénaire se plaint d'un malaise cardiaque. Tout au bout, un accompagnateur révolté de voir sa parente âgée inconsciente, sans que personne vienne la voir, saisi au passage la première blouse blanche qu'il voit et exige de parler à un responsable, le directeur de l'hôpital, tout de suite. Des regards compatissants et étonnés, c'est tout ce dont a eu droit ce monsieur en costume cravate. Peine perdue. La consultation se fait au pied levé, au regard du nombre considérable de patients, par des médecins qui ont le mérite de s'acquitter de leur tâche dans des conditions aussi difficiles. Chapeau bas les toubibs, serait-on tenter de leur dire et bon courage pour votre combat pour une amélioration de vos salaires ! Dans la salle commune, un ballet de médecins et d'infirmiers se poursuit alors que les malades ne cessent d'affluer de partout. Difficile de travailler dans de telles conditions, d'ausculter, d'examiner des radios, de prescrire un traitement... Un médecin s'emporte : « S'il vous plaît que ceux qui ne sont pas malades évacuent les lieux. » Quelques-uns font semblant de sortir dans les couloirs en maugréant comme si on les avaient privés d'un « spectacle gratuit ». « Il faut faire une radio ! » Pas de chance, celle du service est aujourd'hui en panne, il faut alors aller à Mustapha ou à Baïnem. Une habitude pour bon nombre de nos structures de santé. Pour le malade, ce n'est pas encore fini. Il faut prendre encore une fois le véhicule, un taxi et entamer la tournée des hôpitaux, en souhaitant qu'elle soit la plus brève possible. A Mustapha, c'est le même « topo » ou presque. Lieux blafards, gris et tristounets, chaises « bancales » et mobilier d'un autre âge. Décor austère compréhensible certainement à Kaboul ravagée par la guerre civile ou dans un hôpital de brousse en Afrique, mais pas dans une structure sanitaire de la capitale d'un Etat pétrolier. Ici, on ne trouve pas de paravents derrière lesquels sont examinés les malades, mais de véritables box ; la radiographie fonctionne : un miracle. On ne peut demander plus. Le scanner, c'est autre chose. D'ailleurs, on vous conseillera de le faire chez un « privé », on vous indiquera les adresses. Par contre, on retrouve la même « faune » de gens qui « croise dans les parages » des urgences. Bonshommes désintéressés, curieux, accompagnateurs, voisins côtoient infirmiers et secouristes, gênés par la présence indésirable de ces intrus au moment de la consultation. Mais que faire, nous répond-on ? « C'est pas notre boulot », répondent médecins et infirmiers, c'est celui des gestionnaires. Les malades crient au scandale : « Avec tout l'argent qui dort dans les caisses, l'Etat n'est pas fichu de construire des hôpitaux modernes spécialisés », plutôt que de retaper à grand des structures hospitalières dépassées et inadaptées aux besoins croissants d'une population qui ne cesse d'augmenter. Une carte sanitaire bien repensée, pourquoi pas ? Si les compétences locales n'existent pas, on pourrait lancer un appel d'offres international, à l'instar de ce qui a été fait pour la grande mosquée d'Alger. Pourquoi la capitale n'aurait-elle pas droit au plus grand hôpital spécialisé dans le traitement de pointe des maladies les plus fréquentes des Algériens ? Un centre de recherche hospitalo-universitaire pour les pathologies lourdes, etc. Alger ne peut-elle prétendre qu'à l'édification de la « troisième grande mosquée du monde musulman », et non pas à celle du premier hôpital d'Afrique ou du Tiers-Monde que l'on pourrait baptiser pour l'éternité, comme c'est le cas dans d'autres pays où des structures grandioses ont été édifiées à la mémoire de leurs dirigeants et au profit de leurs populations respectives. On se surprend ainsi à rêver d'une meilleure prise en charge de la population, qui faute d'infrastrucures appropriées de proximité n'a d'autre choix que de se replier sur des hôpitaux dépassés, d'un autre âge où l'eau courante est tout simplement un luxe. Un ministre de la Santé a décrété une fois que les malades ne seraient pas obligés de ramener leurs draps à l'hôpital ni de se faire servir leur nourriture de l'extérieur. De bonnes résolutions sans doute, mais qui n'auront pas l'effet escompté tant que l'eau ne coulera pas des robinets des hôpitaux, tant que les parturientes s'entassent à deux par lit pour accoucher, etc. L'énumération des maladies de nos hôpitaux serait ici trop longue, d'autant que les symptômes sont archiconnus, répertoriés, classés dans des rapports remisés dans de poussiéreux dossiers. Ce qui manque, c'est la volonté des décideurs à prendre enfin au sérieux ce problème de santé publique, la médecine privée pour être efficiente a besoin de centres hôpitalo-universitaires modernes, parfaitement équipés.