Avec modestie, Daniel Bensaïd, 61 ans, philosophe français, s'attable à la caféteria du Centre culturel français (CCF) d'Alger où il est invité à donner une conférence. Il commande un café léger et engage la discussion avec des journalistes. Il parle de la presse. Il s'intéresse de près à l'évolution de la crise financière internationale et il est presque joyeux d'évoquer l'idée de la banque du Sud, projet lancé par le Venezuela et l'Argentine, et dont le siège est prévu à Caracas. « L'Amérique latine veut sortir de la dictature du dollar », estime ce théoricien du trotskisme. Et puis « que peut la politique ? », thème de sa conférence. Là, ce militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, gauche radicale) étale ses idées, ses critiques et ses craintes. Il ne comprend pas pourquoi le président français s'attaque aux effets du capitalisme sans situer les responsabilités après l'éclatement de la bulle financière. « Sarkozy dénonce l'irrationnalité des marchés et parle sous forme de ‘'on''. Comme si ce ‘'on'' est le fait d'une fatalité (...) Les hommes politiques rivalisent dans leurs déclarations d'impuissance devant le pourvoir du marché. Ils disent qu'ils ne peuvent pas prendre des mesures sociales, comme augmenter les salaires, parce que les marchés financiers vont se fâcher. Des marchés sans visage qui décident de la destinée de millions de personnes », note-t-il. Cette impuissance s'est traduite, selon lui, par une désaffection des citoyens qui n'adhérent plus aux partis et qui refusent de voter. Il reprend les observations de la théoricienne allemande Hannah Arendt sur « la disparition » de la politique après les expériences terrifiantes du nazisme et du fascisme en Europe « au profit d'automatismes marchands ». Hannah Arendt a beaucoup travaillé sur la notion du totalitarisme et sur « la crise de la culture ». Pour lui, la politique est un domaine de la pluralité et de l'incertitude et non de la science. Il trouve curieux que des instituts enseignent « les sciences politiques » et dénonce la capitulation du fait politique devant le despotisme de l'opinion. « La politique se fait moins par les programmes et par la volonté de tracer des perspectives pour le futur que par les caprices et l'instabillité des sondages. Ce n'est plus un débat », relève l'auteur de Eloge de la politique profane. Il cite l'exemple d'Alstair Campbell, spin doctor de l'ex-Premier ministre britannique, Tony Blair, qui a dit que la stratégie en politique est d'avoir la majorité. Parlant de la tendance du « Storytelling », il note que cette pratique vise à remplacer les programmes politiques par de petites histoires individuelles. La grand-mère malade du candidat démocrate à la présidentielle américaine, Barack Obama, paraît être une belle illustration. D'après Daniel Bensaïd, il y a un malaise dans la civilisation et dans la politique. « Et lorsque la politique démissionne, le discours religieux s'impose à l'espace public », note-t-il illustrant son propos par le terme « croisade » utilisé par le président américain au lendemain les attaques du 11 septembre 2001. Même si l'expression a été retirée, l'esprit n'a pas disparu. « Quand on évoque la guerre du Bien contre le Mal, on est dans la logique de la guerre des religions (...) Il y aussi la référence religieuse pour définir les frontières de l'Europe. Les dirigeants parlent de l'Europe judéo-chrétienne », souligne-t-il. Selon lui, le droit des Palestiniens à disposer d'un Etat a pris un aspect confessionnel au lieu d'être une question politique. « Les dirigeants israéliens voulaient que cette question en soit ainsi pour que la cohabitation devienne impossible », explique-t-il. La crainte de l'avenir intensifie, d'après le philosophe, le désir de revenir vers le culte. « L'avenir n'est plus la promesse d'un monde meilleur. On craint l'apocalypse nucléaire ou écologique. Le retour à la religion pour compenser la misère terrestre devient quelque chose de compréhensible », observe le directeur de la revue Contretemps. Se référant à Aristote, il estime que les citoyens doivent se réunir dans un espace public pour que la cité puisse fonctionner. « La politique est rythmée par les mandats électoraux. Cette dimension est chahutée violemment par la mondialisation. Il y a une dispersion des lieux de décisions à différents niveaux. Le citoyen a des difficultés de saisir une politique parce qu'il ne sait pas où se situe exactement la décision », explique-t-il. L'Etat nation est selon lui affaibli. « Dans certains Etats africains, le payement des services de la dette dépasse les budgets de l'éducation et de la santé. La faillite sociale fait qu'il est difficile de consolider le sentiment d'appartenance nationale. La référence ethnique ou tribale remonte à la surface et devient espace de solidarité », relève l'auteur de Un monde à changer. Daniel Bensaïd dénonce « la privatisation du monde ». « Pas seulement des entreprises, des services de santé et de scolarité mais de l'espace. Au Mexique, il y a eu privatisation de quartiers et de zones urbaines entiers. Au Chilil, circuler dans la ville est payant ! Il y a également privatisation de la violence. En Afghanistan, un quart des troupes engagées par l'OTAN sont des mercenaires. Ce qui est plus grave, c'est la privatisation du savoir et des brevets », dit-il, la révolte dans la voix.