El Hadj El Anka fonda le chaâbi à partir d'une merveilleuse filiation poétique et musicale. C'est Lakhdar Benkhelouf, enfant de la tribu des Maghraoua, poète et père de la poésie melhoun, qui a mis en place les règles poétiques de ce style qui inspirera les Bensahla, père et fils, Bentriki, Benmsaïb et d'autres encore pour le bonheur de dizaines de générations. Grâce à El Hadj El Anka, le melhoun entrera un peu plus chaque jour dans nos maisons et dans nos cœurs. A l'origine, les qacidas étaient écrites plus pour être déclamées que chantées. Le quotidien de la société maghrébine de l'époque s'exprimait par et dans le melhoun. La vie, dans ce qu'elle a de meilleur et de pire, s'écrivait dans des qacidas parfois très longues. Ainsi, nous sont parvenus les détails des us et coutumes de nos ancêtres. Tout ou presque se retrouvait dans ces textes ; faits historiques, batailles, fêtes, amours, comportements collectifs, gastronomie, ustensiles, vêtements jusqu'aux noms des tissus, couleurs, parfums, fleurs… Même la pâtisserie et les boissons n'échappaient pas à ce formidable descriptif qui comprenait, bien sûr aussi, les instruments de musique. Ecrit dans la langue des pays du Maghreb, avec toute la richesse des spécificités régionales ou nationales, le melhoun possède des traits caractéristiques de la composition poétique maghrébine et qui sont : le salut au Prophète (QSSSl) en guise d'introduction ; la double rime interne et externe ; la mention du nom de l'auteur et son évocation dans la conclusion ; ainsi que la dédicace à son maître et la datation du texte par un cryptogramme Les spécialistes s'accordent à dire que l'appellation « châabi » remonte à 1946 et qu'on la doit au musicologue El Boudali Safir, directeur des programmes « autochtones » à Radio Alger. On a d'abord appelé « populaire » ce qui n'était ni du classique andalou ni du bédouin, ni du kabyle. Les événements de l'époque ont contribué à ce qu'il soit définitivement baptisé « châabi » et, quoique répandu d'ouest en est, il reste l'emblème d'El Mahroussa, c'est-à-dire El Djazaïr. Qui pourrait aujourd'hui faire la confusion entre le châabi et l'andalou, duquel il découle ? Quelle est la démarcation et la limite entre les deux styles ? Si les poètes algériens sont restés fidèles à la composition de poésies classiques en vers réguliers, les poètes marocains se sont évertués dans la créativité ou « b'diî » qui est une forme poétique libre où le respect de la rime et de la strophe n'est pas obligatoire. De nombreuses formes d'écriture existent : le M'beït, forme la plus classique, certainement la plus ancienne ; le Meksour Dj'neh (aile brisé), mode souple particulièrement adapté à la composition musicale, forme de poésie parmi les préférées de chanteurs ; le Soussi Mezlouq (qacida en rosaire) qui est aussi la forme permettant le plus au chanteur de laisser libre cours à sa fantaisie et à ses facultés d'improvisation. Quant au M'chetteb (qacida renforcée), il s'agit en fait de la forme M'beït à laquelle on ajoute des hémistiches. Il en résulte une forme plus élaborée et une poésie plus riche. Il existe aussi une forme très appréciée en Algérie, le Bit ou Siyah. L'interprète peut laisser libre cours à l'expression de ses capacités vocales et instrumentales, surtout que dans ce style, l'ensemble des modes est passé en revue permettant à l'auditeur de ne pas être absorbé par l'uniformité d'une mélodie monotone. Il ne faut pas oublier qu'une qacida chantée peut durer jusqu'à 45 mn ! L'étymologique de Bit Ou Siyah provient de l'arabe qui désigne une strophe et un prélude. Le chanteur a toute la latitude de choisir les modes qu'il veut dans cette forme de chant. De réelles rivalités ont eu lieu entre poètes algériens et marocains, les uns restant fidèles à la première forme d'écriture, les autres laissant leur imagination repousser au plus loin les règles et les contraintes de la métrique poétique maghrébine pour notre plus grand plaisir. Musicalement, si le châabi emprunte les modes habituels des noubas andalouses et parfois même mélange deux modes pour en créer un autre particulier, comme le mélange entre le mode mezmoum et le mouwal, il possède son mode spécifique et se sont ses propres musiciens qui l'ont créé : le sihli. A début des années 1930, grâce au maître du genre, une véritable petite révolution est vécue par les orchestres. Alors que jusque-là elle n'avait pas de rôle majeur, la derbouka devient la pièce maîtresse de l'orchestre. Le mandole est complètement intégré et ne se contente plus d'accompagner en faisant de simples accords mais fait corps avec la voix dans une harmonie semblant parfois agressive, à contretemps, défiant les lois du rythme, mais invariablement, les cycles sont à chaque fois ralliés lorsque tout nous semble être décalé. Le tar (tambourin) et le banjo complètent l'ensemble. D'ailleurs, le banjo ne tardera pas à devenir l'âme et le compagnon indéfectible des interprètes. Bien sûr, d'autres instruments comme la mandoline, la flûte et le violon pouvaient être ajoutés. Tout nous pousse à penser que le châabi a encore de beaux jours devant lui, même si les genres « modernes » essayent de lui voler quelques adeptes. La force du châabi réside dans sa langue : l'algérien. Ainsi que dans un esprit qui forge la noblesse dans le quotidien.