Pour finir l'année en beauté, il faut parler d'un véritable phénomène de librairie en France : L'élégance du hérisson . Ce roman paru, il y a de cela deux années, est toujours en tête des ventes avec presque un million cinq cent mille exemplaires ! Et pourtant, son éditeur qui n'est plus à présenter, soit la prestigieuse maison Gallimard, n'a rien investi pour la promotion de ce météore tombé dans le ciel sombre de l'édition française. De son côté, l'auteure, Muriel Barbery, née à Casablanca en 1969, jeune normalienne, agrégée de philosophie, vivant loin des lampions parisiens, enseigne au quotidien et pratique l'enseignement et la discrétion à outrance. Son image est à des lieues de celles de ces écrivains chevronnés de la médiatisation, qui font d'eux-mêmes des personnages de la scène publique dans la vague du « people » qui touche tous les domaines. Le succès de son livre, elle le doit entièrement au bouche-à-oreille entre les lecteurs et qui a fonctionné à plein régime pour suppléer aux défaillances de la machine publicitaire, prouvant qu'il demeure le plus naturel et le meilleur moyen de promotion. Son premier roman, La Gourmandise, avait ouvert la voie en 2000 avec un gros succès en librairie. Mais de quoi s'agit-il dans ce roman qui ne cesse de passionner les lecteurs, au point où il a été réimprimé plus de 50 fois et traduit dans une dizaine de langues ? En fait, c'est l'histoire de deux personnages qui prennent la parole pour décrire la vie dans les milieux bourgeois d'un quartier huppé de Paris : d'un côté, Renée, la concierge d'origine portugaise et, de l'autre, la petite surdouée, Paloma, fille d'un député et d'une universitaire. Renée, une veuve qui s'occupe du gardiennage et de l'entretien de l'immeuble, cache un terrible secret qu'elle divulgue à dose homéopathique dans le roman, à travers ses prises de parole ou ses pensées.On apprend qu'elle a été obligée de quitter l'école à la fin des études du cycle primaire mais que cela ne l'a pas empêché par la suite de vouer une passion insatiable pour la lecture, véritable boulimie qu'elle exerce dans sa loge étroite et qui lui a donné au fil des ans une remarquable érudition. Ses lectures sont diverses et variées et évoluent surtout entre la littérature et la philosophie. Pour preuve, son chat, seul compagnon de sa vie terne et laborieuse, s'appelle Léon en hommage à Léon Tolstoï et son monumental chef d'œuvre, Guerre et paix qui est, en fait, le livre de chevet de l'auteur. Sous ses dehors populaires, sinon rébarbatifs, elle cultive un savoir et une subtilité inimaginables. Quand elle quitte la narration de son quotidien banal et la description de ses locataires snobs et superficiels, elle verse dans la réflexion philosophique la plus élevée et interroge les grands penseurs en la matière. Kant et Husserl sont passés à la moulinette d'une analyse très iconoclaste qui rend les théories du second un peu farfelues. Comme si l'auteure s'était amusée à relativiser de façon implicite la fascination du grand écrivain Milan Kundera pour la phénoménologie dans ses écrits. Le roman, dans cette alternance entre essai et narration, s'inscrit dans la tradition allemande littéraire du début du siècle passé. La petite Paloma porte, elle aussi, un lourd secret qu'elle ne partage qu'avec les lecteurs : celui d'avoir décidé de l'heure et de la date de son suicide. Elle justifie l'absurdité de sa vie par la bêtise qui l'assiège de toutes parts dans une famille riche où l'hypocrisie et l'absence de chaleur règnent en maître.Entre les deux personnages, Muriel Barbery se livre à une critique féroce et en profondeur des milieux bourgeois et de leur religion des apparences. Les autres habitants de l'immeuble cossu sont décortiqués de manière à la fois féroce et amusante, mais avec un humour fin et discret. A un autre niveau, cette critique est aussi celle de la civilisation occidentale et de ses froideurs et incohérences, puisque l'arrivée dans l'immeuble d'un riche japonais va changer le destin des deux narratrices qui vont se découvrir une sympathie mutuelle. A partir de là, l'auteure va nous initier à la culture japonaise dont elle est férue (elle vit à Kyoto depuis cette année). Le raffinement de cette civilisation millénaire sera, notamment, représenté par l'appartement de Monsieur Ozu. Pour les cinéphiles, ce nom évoque le grand cinéaste nippon Yasujiro Ozu. Au fil des rencontres des trois personnages, Paloma semble abandonner son projet funeste et Renée, qui avait tiré un trait sur le sentiment amoureux, pèse le pour et le contre de son engagement dans une entreprise affective aléatoire avec l'asiatique qui a su assez rapidement comprendre les deux personnages féminins en allant au delà de leurs apparences. L'élégance du hérisson est un roman qui enchante dans tous les sens du terme car il nous réconcilie avec la vraie littérature. La maîtrise dont fait preuve Muriel Barbery dans ce roman, est à saluer. Tant du point de vue de l'écriture agréable et déliée, que de la capacité à nous introduire dans un univers clos et au cœur des personnages qui y évoluent. Slimane Aït Sidhoum Muriel Barbery, L'élégance du hérisson , Paris, Editions Gallimard, 2006.