Trente ans auront passé ce samedi depuis le décès du président Houari Boumediène, un certain 27 décembre 1978. A la rédaction d'El Watan, et par-delà l'élégance des chiffres ronds et le conventionnel des commémorations, il nous a semblé utile de méditer ce trentenaire. D'où cette édition spéciale qui se propose d'évoquer l'homme et son œuvre et de disséquer le règne d'un président dont on se plaît à dire qu'il était la personnification de l'Etat au point d'incarner le pouvoir personnel, le pouvoir absolu, pour dire les choses sans fioriture. Oui, plus que de le démystifier, il s'agit d'analyser avec lucidité ce que fut le « moment Boumediène » et son legs. Si, en effet, l'approche biographique de l'homme Boumediène est pertinente à plus d'un titre, elle nous offre aussi, il faut bien le dire, le prétexte de penser, interroger, remettre en question, le système Boumediène et le boumediénisme. Dans l'affect des Algériens, le président Houari Boumediène est l'archétype d'un « âge d'or » mythique comme nos compatriotes savent s'en inventer pour éluder un présent difficile et peu glorieux. Immanquablement, on se complaît à regarder dans le rétroviseur en convoquant les réminiscences d'une Algérie des années 1970 respectée et prospère et figurant en bonne place dans le concert des nations. Une Algérie lyrique, juste et égalitaire, qui n'existe sans doute que dans notre inconscient chimérique. Si les survivants de cette Algérie romantique n'auront de cesse d'encenser le « temps de Boumediène », l'artisan incontesté de leurs gloires passées, songent-ils, sorte de père protecteur et bienveillant ayant l'Algérie au cœur, les opposants à sa politique de fer ne sauraient omettre de pardonner à l'homme fort du clan d'Oujda ses dérives totalitaires, son goût de l'intrigue et sa conception régalienne de l'Etat, qui le poussera à s'adjuger, par le glaive et le sang, le monopole de l'autorité et l'exercice solitaire du pouvoir. Que de cadavres jalonnent, en effet, le parcours de l'ancien chef de l'Etat-major général avant et après l'indépendance dans sa course au « koursi », avant d'instaurer un ordre spartiate et sans partage, qui sera sa marque de fabrique et son style de gouvernance durant treize ans de règne. Trente ans après sa disparition, quid de l'héritage de Boumediène ? L'Algérie de 2008, l'Algérie des kamikazes et des harraga, de la Maruti et du Hammer, de « tag âla men tag », n'a sans doute plus rien - ou si peu - à voir avec l'Algérie des années 1970. Finis le paradigme de l'industrie industrialisante, les villages socialistes, la « thawra ziraîya » (Révolution agraire) et autres mots-clés du dictionnaire de Boumediène. Un fait troublant, pourtant : cette pure (et entêtante) survivance du passé que représente le ministre des AE de l'époque et actuel président. Au yeux de nombreux observateurs, M. Bouteflika est revenu dans le burnous de Boumediène, vêtu des oripeaux de son auguste mentor, lui qui n'a pas manqué de jouer sur la fibre affective et la résonance avec cette mémoire-là pour s'attirer la sympathie des « masses populaires » nostalgiques d'El Houari et orphelines d'un « père de la nation », dont elles se croyaient inconsolables. Mais par-delà le folklore du burnous, on retiendra surtout les séquelles du boumediénisme et la logique des colonels (des généraux, dirions-nous aujourd'hui), une malédiction qui nous poursuit depuis l'assassinat de Abane et le renversement du GPRA, avant de conduire fatalement au pronunciamiento du 19 juin 1965. L'épigone du Zaïm ne semble pas être près de rompre avec cette longue tradition d'intrigues et de coups tordus, lui qui prend goût au pouvoir jusqu'à l'ivresse, jusqu'à la démence, dans la pure lignée des présidents-dictateurs. Bref, nous ne nous sommes guère affranchis de l'emprise du pouvoir personnel et, à ce titre, Boumediène est loin d'être « définitivement » mort. Le chemin reste encore long, très long, faut-il craindre, avant que l'on en finisse avec les démons de la Guerre de Libération et les fantômes de l'été 62. Depuis le 27 décembre 1978, les supputations sont allées bon train quant à l'étrange maladie qui emporta Boumediène à l'âge de 46 ans. C'est une maladie rare, nous dit-on, mais, à bien y voir, la maladie qui eut raison de lui est, somme toute, si commune en nos contrées : c'est la maladie du pouvoir. Et toute cette agitation autour d'un troisième mandat au profit de Abdelaziz Bouteflika participe de cette même pathologie, dont semble souffrir le régime algérien comme d'une tare congénitale. Mais le pouvoir comme la maladie, aimerions-nous croire, ne sont pas une fatalité. Puisse cette édition contribuer à esquisser une autopsie juste des événements pour conjurer le sort et exorciser le passé. Et puisse l'Algérie guérir un jour de la malédiction du pouvoir et du joug de ses dirigeants...