– Le titre de votre documentaire sur la femme algérienne sorti en 1992 renvoie aux célèbres toiles de Delacroix, un choix délibéré ? Il faut préciser que Delacroix est venu en Algérie, mais il a peint ses toiles au Maroc. Donc ces toiles sont fantasmées sur ce que sont les femmes d'Alger. Mon film commence par un fantasme, mais je le casse. Au début, je montre la toile "Les femmes d'Alger", puis je fais un fondu enchaîné et on voit des Algériennes qui chantent dans un mariage, puis je monte sur la terrasse et on découvre Assia Djebar qui parle d'elle. Elle dit que quand elle écrit, elle passe par ces femmes algériennes qui n'ont pas la capacité de parler. Elle parle à leur place : «Je suis plusieurs voix». – Est-ce que le film est une continuation du film sur Assia Djebar ? Non ! J'ai fait deux films. J' ai été un peu malin ! Quand j'ai vu que ça commençait à chauffer en Algérie, J'ai convaincu les producteurs qu'il y avait urgence de faire ce film. L'histoire m'a donné raison. Je me suis dit qu'il ne fallait pas se limiter au portrait d'une écrivaine, qui est certes importante, mais J'avais besoin d'avoir plus de matière. Ainsi, je pourrais faire potentiellement un deuxième film. J'ai convaincu les producteurs (en Algérie et à l'étranger) de rajouter 10 jours de plus. J'ai réussi aussi à avoir une douzaine de bobines supplémentaires. Je me rendais compte que ça allait vers le chaos. Je me suis dit qu'il fallait aller chercher les autres femmes et leur donner la parole. – Est-ce que vous aviez senti, en 1991, que ces femmes étaient sur le point de perdre le droit à la parole et qu'il fallait laisser une trace de celles-ci ? Absolument. Il y a même une qui le dit dans le film [l'animatrice de la Radio Alger Chaîne3, Touraya Ayed – émission Hammam, NDLR ]. Elle disait : «Je ne sais pas si tu pourrais revenir et si je pourrais parler comme ça.» – Vous avez sept sœurs auxquelles vous dédiez le film d'ailleurs. Est-ce que c'était déterminant dans la construction de votre sensibilité vis-à-vis de la situation de la femme ? Bien sûr que ça joue…. Face à ce genre de question on attend de moi les réponses du type "oui quelque part…" et tout le blabla, Mais ma réponse pourrait surprendre. Oui j'ai 7 sœurs, mais je ne veux pas être leur tuteur. Je veux qu'elles soient adultes, qu'elles se débrouillent dans la vie… Bien sûr, l'affection sera toujours là. Je me battrai par tous les moyens pour qu'en Algérie, les femmes ne soient pas mineures. Je veux qu'elles soient autonomes. La loi algérienne ne les autorise pas à être responsables de leur vie. Je n'ai pas à signer pour qu'elles aient leur passeport. J'aime tellement mes sœurs que j'ai envie qu'elles vivent. Par extension, j'ai envie que toutes les Algériennes aient le droit de vivre. A la limite, c'est à mon intérêt personnel. J'ai envie que mes sœurs s'émancipent pour qu'elles ne soient pas à ma charge. – Mais de nos jours, on continue à dire à la femme plastek fel couzina (ta place est dans la cuisine)… Ça ne m'étonne pas. On a dit même pire. J'ai eu les larmes aux yeux en visionnant la vidéo de la jeune joggeuse qui s'est fait agresser parce qu'elle a couru avant l'iftar. Même les services de sécurité lui ont reproché de faire du jogging durant le Ramadhan. On n'est pas sortis de l'auberge. C'est long comme combat. Il faut faire des films, écrire, éduquer… Mais la régression est là. Les militaires algériens l'ont dit : nous avons battu le GIA, mais idéologiquement il reste beaucoup de travail. – Vous avez eu la possibilité d'approcher de près Assia Djebar, qu'est ce que vous en gardez comme souvenir ? Assia Djebar avait l'âge de ma mère comme Kateb Yacine avait l'âge de mon père. Avec ces deux films, je voulais faire un bout de chemin avec les gens de la génération de mon père et de ma mère, mais qui sont intellectuels. Pour Assia Djebar, vous vous-rendez compte ? une femme qui avait accès aux écrivaines suédoises, anglaises, mais qui ne pouvait écrire sur l'érotisme, sur la sensualité ou l'amour d'un petit voisin.. Assia Djebar est issue d'une famille de notables de Cherchell. Elle a failli être mariée à 14 ans, mais c'est son père qui n'a pas voulu et a décidé de la laisser continuer ses études. A sa place, il y a de quoi devenir dingue. Au fond, Assia Djebar était une femme voilée. – Vous aviez aussi un projet sur Mouloud Mammeri ? J'avais un projet de film sur Mammeri, il y a 4 ou 5 ans. Il représente la mémoire berbère de l'Algérie. Ce qui m'intéressait, c'est l'anthropologue qui a essayé de faire revivre une langue. Mon grand-père est né en Kabylie et est venu vivre à La Casbah d'Alger. Mon père, qui ne parlait pas Kabyle à la Maison, ne nous a pas transmis cette langue. En 1983, sur son lit de mort, une de mes tantes qu'il adorait lui a parlé dans l'oreille en kabyle. Je ne comprenais rien. J'étais frustré de la langue de mes ancêtres. Donc, le projet sur Mammeri est une quête personnelle aussi.