Décédée vendredi soir dans un hôpital parisien des suites d'une longue maladie, l'écrivaine et historienne Assia Djebar, membre de l'Académie française, sera enterrée à Cherchell dans le cimetière familial, où reposent son père et son frère Mohamed, conformément à ses dernières volontés. Assia Djebar, née Fatma-Zohra Imalhayène à Cherchell le 30 juin 1936, est une écrivaine de notoriété mondiale. Elle est l'auteure de romans, poésies et essais traduits dans 23 langues. Elle a également écrit pour le théâtre et a réalisé plusieurs films. Elle a été élue à l'Académie française le 16 juin 2005. Malgré l'éloignement physique de sa terre natale, elle restera très proche et attachée à l'Algérie, jusqu'à la fin de sa vie. Son œuvre en est l'illustration la plus éloquente. Fatma-Zohra Imalhayène est la première Algérienne et la première femme musulmane à intégrer l'Ecole normale supérieure de jeunes filles de Sèvres en 1955, où elle choisit l'étude de l'histoire. A partir de 1956, elle suit le mot d'ordre de grève de l'Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), et ne passe pas ses examens. C'est à cette occasion qu'elle écrira son premier roman La Soif. Elle adopte, depuis, le nom de plume d'Assia Djebar. Son œuvre a pour thèmes l'émancipation des femmes, l'histoire, l'identité algérienne, l'Algérie considérée à travers sa violence et ses langues. «Son franc-parler bouscule les conventions établies, car elle ne se limite pas à la place habituellement assignée à un écrivain femme et de surcroît à un écrivain femme représentant à elle seule les cultures berbère, arabe, musulmane et française», relève Amel Chaouati, présidente du Cercle des Amis d'Assia Djebar, fondé en 2009 à l'initiative du livre collectif Lire Assia Djebar (aux éditions La Cheminante 2012). Pendant une dizaine d'années (les années 1970), Assia Djebar délaisse l'écriture pour le cinéma. Elle réalise deux films, La Nouba des femmes du mont Chenoua en 1978, long-métrage qui lui vaudra le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise de 1979 – le premier film de la première femme cinéaste maghrébine – et un court-métrage La Zerda ou les chants de l'oubli en 1982. Par le cinéma, Assia Djebar voulait rendre la parole aux Algériennes. «Je ne fais ni du cinéma pour touristes, ni même pour étrangers qui veulent en savoir plus. [...] L'image en soi peut avoir un potentiel de révolte. Je n'ai pas voulu montrer l'image du dedans. Celle-là, je la connais. J'ai voulu montrer l'image du dehors. Celle des femmes qui circulent dans l'espace des hommes. Parce que, pour moi, c'est d'abord cela l'émancipation, circuler librement dans l'espace. On voit ces femmes dans mon film, mais on voit aussi des portes qui se ferment, des femmes qui se cachent, qui fuient le regard. J'ai voulu finalement montrer ce que l'on voit tous les jours mais d'une autre façon, comme si tu nettoyais ton regard, tu oubliais tout, puis, voyais tout pour la première fois. Remontrer le banal.» En 1999, Assia Djebar soutient sa thèse à l'université Paul-Valéry Montpellier3, une thèse sur sa propre œuvre : Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures : quarante ans d'un parcours : Assia Djebar, 1957-1997. La même année, elle est élue membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Le 16 juin 2005, elle est également élue au fauteuil 5 de l'Académie française, succédant à Georges Vedel, et y est reçue le 22 juin 2006. Elle est docteur honoris causa des universités de Vienne (Autriche), de Concordia (Montréal), d'Osnabrück (Allemagne). Depuis 2001, elle enseigne au département d'études françaises de l'université de New York. «Contre la régression et la misogynie» A la demande de Françoise Giroud qui dirige l'Express, Assia Djebar retourne en Algérie le 1er juillet 1962, après huit années d'absence pour réaliser une enquête sur les Algériennes à peine sorties de 132 ans de colonisation et de 7 années de guerre. L'enquête est publiée le 26 juillet 1962 sous le titre L'Algérie des femmes. Assia Djebar conclut son enquête avec les phrases suivantes : «Je les ai vues, la plupart, les premiers jours de l'indépendance. Elles rendaient grâce à Dieu de ces jours arrivés ; et maintenant, elles attendent.» Cinquante ans plus tard, les sujets abordés dans cette enquête sont toujours d'actualité. La quête de leur émancipation et leur combat pour l'égalité des droits se conjuguent encore pour les femmes algériennes au présent. Ce témoignage de Djamila, recueilli en 1962 par Assia Djebar, est toujours valable : «Cette guerre aura pour conséquence de réveiller la conscience des femmes.» «Je trouve que la liberté de la femme est indispensable.» Assia Djebar dira quelques années plus tard : «J'écris, comme tant d'autres femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d'urgence, contre la régression et la misogynie.» Dans Ombre sultane, l'écrivaine aborde la question des rapports des hommes et des femmes dans le couple de la société algérienne marqués par la violence, une violence qui a, selon l'auteure, ses origines dans la violence de la colonisation. C'est ainsi que sous la Coupole (Académie française) dans son discours du 22 juin 2006, elle rappellera que «le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !» Et sur la tragédie des années 1990, elle soulignait, lors de la cérémonie de la remise de l'épée à l'Institut du monde arabe (une épée algérienne du XIXe siècle) qui avait précédé la réception sous la Coupole : «Je pense que je n'aurai pu rester debout comme je le suis maintenant et sans épée d'ailleurs, grâce à mon écriture, c'est-à-dire au fait qu'il fallait absolument que j'écrive dans l'urgence ce que je ressentais immédiatement et quand il y avait des absents et il y en avait, et quand il y avait des morts et elles étaient souvent horribles, et bien je considérais qu'il fallait déposer sur papier. C'est à ce moment- là, la langue française pour moi est devenue une langue également de mémoire, une langue qui finalement était le tombeau des martyrs.» Sous la Coupole encore, évoquant les femmes de son peuple, elle affirmait : «J'ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d'origine s'est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j'ai pris tout à fait le large.»