Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique et auteur de Géopolitique du sport, une autre explication du monde sorti chez Bréal décrypte, dans cette interview, les relations internationales par le sport. L'organisation de la Coupe du monde 2018 est, de son avis, une réussite pour la Russie et son Président, Vladimir Poutine. «Le football et cette Coupe du monde par contre auront eu une vertu essentielle : ils ont ouvert la Russie et les Russes au monde», souligne-t-il. Entretien.
Peut-on affirmer aujourd'hui que le Mondial russe est une réussite ? Quelles en seront les conséquences politiques et diplomatiques pour le pouvoir en place ? Le Mondial en Russie est indéniablement une réussite pour la Russie et son président, Vladimir Poutine. Les craintes sécuritaires (hooliganisme, attentats, violence, intolérance) ne se sont pas concrétisées. L'accueil, de l'aveu des journalistes, des touristes et des supporters sur place a été remarquable. La Russie a pu montrer son patrimoine et son potentiel touristique au-delà des stéréotypes traditionnels. Elle a su accueillir le monde avec une ferveur inespérée, sans que le contexte sécuritaire et diplomatique rende la Coupe du monde insupportable. Qui plus est, pour la première fois, cette Coupe du monde a permis de montrer au monde le peuple russe, véritable angle mort de l'image de la Russie à l'étranger. La bataille de l'image a donc été gagnée sur le plan international, malgré un contexte international défavorable (affaire Skripal et boycott diplomatique occidental, interventions au Donbass, en Crimée et en Syrie ou dans les élections à l'étranger...). Les objectifs ont donc été largement atteints pour le régime sur ce plan. L'occasion était parfaite pour Vladimir Poutine et à la Russie de changer leur image sur la scène internationale, tout en proposant un storytelling alternatif et positif, en somme une autre manière de raconter et de présenter la Russie en la départissant de ses dehors agressifs et interventionnistes. Là aussi la bataille du soft power a été gagnée. Sur le plan national, les performances de la sélection russe, la Sbornaya, ont surpris tout le monde, à commencer par les Russes et le pouvoir politique en place. Leur parcours héroïque, achevé aux tirs aux buts face à la Croatie, a servi le régime, renforçant l'unité russe et la fierté nationale. La dynamique sportive et festive a été profitable au Président, notamment dans un contexte de forte mobilisation contre la réforme contestée des retraites russes. Aucun souci majeur n'a été recensé, à l'exception de quelques manifestations à portée politique durant les matchs. Face à la Serbie, les gestes des joueurs suisses, Shaquiri et Xhaka, mimant un aigle avec leurs mains ont renvoyé à l'Albanie, au Kosovo et aux conséquences de l'explosion de l'ex-Yougoslavie. Il en a été de même lors du match Croatie-Russie, après lequel Vadi, le défenseur croate et ancien joueur du Dynamo Kiev, a célébré son but en hurlant "Gloire à l'Ukraine", un slogan renvoyant à la révolution de couleur et hostile à la Russie. La FIFA l'a d'ailleurs tancé et condamné à une amende au nom de l'apolitisme (supposé) du football. La Coupe du monde 2018 est donc une réussite sur tous les plans, même si on sait qu'à court terme, la manifestation ne sera ni rentable ni profitable économiquement. Les visées étaient autres. De l'aménagement à la valorisation de pans oubliés du territoire russe (Saransk, Samara, Iekaterinbourg) au rappel que la Russie est présente au cœur de l'Europe (Kaliningrad), cette Coupe du monde est une victoire pour le régime en place. Après, soyons réalistes. Le sport ne fait pas oublier la géopolitique et les rapports de force internationaux. Dire le contraire, c'est mentir ou s'aveugler par naïveté. Le football peut contribuer à des rapprochements ponctuels, mais la diplomatie le précède toujours. Le reste n'est que de la communication et résulte de volontés politiques préexistantes ou sciemment opportunistes. Cette Coupe du monde n'aura donc pas d'effets politiques majeurs. La nature du régime russe ne changera pas. Il n'y a qu'à voir l'interdiction de manifester dans les villes concernées par la Coupe du monde. Seule l'image de la Russie évoluera. Fini les représentations héritées de la guerre froide. Pour autant, la Russie ne variera pas dans ses positions sur la scène internationale. Souvenons-nous de l'intervention en Crimée, elle avait commencé quelques jours après la fin des Jeux d'hiver de Sotchi en 2014. Le football et cette Coupe du monde par contre auront eu une vertu essentielle : ils ont ouvert la Russie et les Russes au monde. Cela va modifier en profondeur leur image internationale, comme ce fut le cas pour l'Afrique du Sud, le Brésil ou l'Espagne post-franquiste avec les JO d'été de 1992. Autre mérite, cette image internationale accueillante et positive va permettre aux Russes de valoriser un potentiel touristique sous-exploité. La Russie accueille moins de touristes (14 millions) que l'Autriche (19 millions). Ce qui est opportun, car le tourisme échappe au carcan qu'imposent les sanctions internationales. La Coupe du monde est perçue comme un moyen de renforcer l'amitié entre les peuples. Qu'en est-il des Etats, le Mondial fera-t-il fondre la glace entre la Fédération russe et l'Europe ou est-ce que les divisions sont trop profondes ? Le football peut rapprocher les peuples, leur permettre de se connaître et de se rencontrer. C'est la force et l'un des bienfaits du sport, mais s'il suffisait d'organiser des matchs de football pour solder les conflits et tensions internationaux, l'ONU aurait déjà été remplacée par la FIFA. Malheureusement, les divisions restent profondes. Cependant, il faut rester optimiste. Le parcours des Français et des Anglais lors de cette Coupe du monde va permettre aux dirigeants des équipes de rencontrer et d'échanger à nouveau avec Vladimir Poutine, que ce soit discrètement ou plus officiellement. Ces rencontres ne sont pas déterminantes, mais tout dialogue à ce niveau est bon à saisir. Ostraciser un Etat dans les relations internationales ne sert à rien, cela fige les positions et transforme la situation en jeu de dupes et en postures irréconciliables. Si le football peut à l'occasion de cette Coupe du monde favoriser des rapprochements, il faut que les différents acteurs en profitent et s'en servent. Quitte à instrumentaliser la manifestation, comme c'est déjà le cas. Le match d'ouverture entre l'Arabie Saoudite et la Russie fut une assez belle illustration du rapprochement entre Russes et Saoudiens. En tribune officielle, on a ainsi vu Vladimir Poutine sourire allégrement à un Mohammed Ben Salmane, l'héritier saoudien, hilare, alors que son équipe se faisait battre largement (5-0). La mise en scène est intéressante et révèle aussi bien le rapport existant entre les deux Etats que la relation construite entre leurs dirigeants à des fins de communication. Le football ici sert de vitrine des relations internationales, mais aussi de théâtre pour les comprendre et les voir évoluer au grand jour. Reste la coulisse et il y a fort à parier que les rencontres entre chefs d'Etat et dirigeants ne se limiteront pas au simple plaisir de voir ensemble les matchs. Le Mondial est l'occasion rêvée pour faire la promotion de son pays. Quels sont les pays qui en ont le mieux profité, selon vous ? Le premier gagnant de cette manifestation est indubitablement le pays organisateur, la Russie, sur tous les plans. La réussite sportive européenne (quatre pays en demi-finales, six en quarts) montre que le football reste fortement organisée autour du duo Europe-Amérique du Sud. En termes sportifs, le Brésil et l'Argentine ont déçu. Cela ne sera pas sans impact sur leur image au regard du poids du football à tous les niveaux, surtout quand on considère les arabesques excessives de Neymar et la sortie ratée de Lionel Messi. Pour ce qui est des vainqueurs, la Belgique et la Suisse, ils ont montré la force de leur sélection multiculturelle, comme la France en son temps. C'est un beau symbole, à l'heure des populismes européens et de l'identitarisme actuel. La Croatie, et à un degré moindre la Serbie, ont montré la persistance d'un football yougoslave de grand talent, tout en portant fièrement leurs couleurs nationales. Ils les ont inscrites plus encore dans l'imaginaire des gens et des amateurs, tout en permettant de les placer sur la carte du monde. L'Uruguay, comme ces deux nations, a su profiter de l'événement en montrant son importance footballistique et un caractère combatif exceptionnel. Le football offre à ce pays grand par la force d'âme et petit par la superficie, d'exister entre deux géants déchus, le Brésil et l'Argentine. Les larmes de José Gimenez, le défenseur uruguayen, resteront dans les mémoires. Elles montrent la ferveur patriotique que représente le poids et l'honneur de porter ses couleurs nationales, de représenter son pays et tout un peuple avec soi. On regrettera les contre-performances africaines. Le Maroc a été éliminé précocement, malgré une génération remarquable, tout comme le Nigeria. Après la défaite pour la candidature pour l'organisation du Mondial 2026 face à la candidature nord-américaine, cela fait beaucoup pour l'Afrique du football et souligne les faiblesses de sa gouvernance sportive et hélas politique. On ne peut que le déplorer. Le Mondial est aussi un événement télévisuel. Comment expliquer la formidable ascension de beIN Sports ? Quels en sont les enjeux pour le Qatar ? BeIn sport est l'ancienne filiale sportive d'Al Jazira. Le groupe médiatique a été pensé et construit pour diffuser la voix du Qatar dans le monde, mais aussi son influence et une image positive de l'émirat. L'objectif tient clairement du soft power. L'ascension du groupe est à relier à la diplomatie sportive qatarienne qui vise à se servir du sport pour que le Qatar existe sur la scène internationale, soit reconnu, attractif et capable de sécuriser son environnement proche. Le golfe Persique est un environnement géostratégique compliqué pour le petit Etat du Qatar et ses voisins comme l'Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis, notamment depuis la crise du Golfe, sont hostiles. Conscients du risque pour leur sécurité nationale, les dirigeants qatariens ont développé une ambitieuse politique sportive, appuyée sur le premier des sports, le football, pour exister et nouer des relations avec les dirigeants du monde entier tout en se faisant apprécier des opinions publiques internationales. L'achat du PSG, sa politique de transfert et les investissements massifs du groupe beIn Sport dans les droits télévisuels du sport rentrent dans cette logique. Avec une telle stratégie de visibilité, il leur sera plus simple d'obtenir soutien et protection en cas de conflit ou de menace. La situation du Koweït en 1990-91 lors de la guerre du Golfe n'a jamais été oubliée par la famille régnante au Qatar. Le sport, et le football particulièrement, sont donc un levier de soft power évident, mais ils servent aussi à favoriser la notoriété de Doha et à préparer l'économie du futur, celle qui se substituera à la rente énergétique que procure le gaz naturel. Le sport avec le tourisme, l'économie de la connaissance et les multiples investissements qatariens dans tous les secteurs, seront les fondements de la croissance qatarienne de demain. L'absence du Qatar à la Coupe du monde en Russie est d'ailleurs préjudiciable à cette stratégie. Ce sera la première fois qu'un pays organisateur ne se sera pas qualifié pour le tournoi qu'il organise. Et quand on voit les retombées pour la Russie et ses dirigeants, on comprend le manque à gagner pour le Qatar. Les récents bouleversements géopolitiques dans la région auront-ils, d'après vous, un impact sur l'organisation de la prochaine Coupe du monde au Qatar ? L'organisation de la prochaine Coupe du monde au Qatar a pu être menacée un temps par la crise du Golfe qui oppose le Qatar à ses voisins depuis plusieurs mois déjà. La FIFA s'en est émue. Mais aujourd'hui, elle semble moins menacée qu'hier. A moins d'un renversement de régime, d'un événement international notable ou d'un aléa géopolitique qui changerait la donne, la Coupe du monde au Qatar aura lieu en 2022. Mais son budget aura explosé. Le blocus territorial orchestré par l'Arabie Saoudite et la fermeture de la seule frontière terrestre compliquent l'acheminement des matériaux et surenchérissent les coûts de construction et de main-d'œuvre. Ceci étant, le Qatar fait face et paiera. Il ne peut en être autrement au regard des objectifs recherchés par le pays, notamment en termes de soft power, de crédibilité internationale et d'attractivité économique. Ces tensions ont aussi eu un effet notable, un rapprochement avec le voisin iranien, tout heureux de profiter de cette situation ô combien tendue. Donc rassurons nous, nous aurons une Coupe du monde en 2022, elle se déroulera dans le golfe Persique. Peut-être accueillera-t-elle 48 équipes, c'est en discussion. Mais elle ne sera pas délocalisée ou enlevée au Qatar, quoique l'on pense des motivations des voisins du petit émirat ou de l'attribution contestée de décembre 2010.