« Lorsque nous serons tous coupables, ce sera la démocratie véritable. » Albert Camus D'emblée, on est frappé par la forte corpulence du personnage. Un corps massif, des yeux clairs dans un visage jovial et surtout un rire franc et communicatif, qui vous transporte dans le temps et vous redépose en douceur à votre place. « Vous savez, je suis un rescapé, un miraculé, avec des balles dans mon corps. Je remercie Dieu de m'avoir prêté vie. Je me rappelle que Saout El Arab (Boubnider) m'a qualifié de martyr vivant, je pense qu'il n'avait pas tort. » Mohamed Salah, comme on l'appelait au maquis, traîne ses séquelles comme un boulet et parfois son spleen comme une fatalité. Mais globalement, il se vit plus comme une exception que comme un symbole. « Quand on épouse une cause, on y croit jusqu'au bout. On savait au départ ce qui nous attendait où le risque de vivre est aussi celui de mourir. C'est la foi qui a renforcé nos convictions. » Militant, très jeune Quand il raconte sa vie avec un art consommé du détail et un certain bagout, Mohamed fait défiler une autobiographie faite de chute, de sang, de mort, de renouveau. On tombe rapidement, on se relève lentement. Sans égarements narratifs, ses propos, avec leur charge émotionnelle, leur angoisse se veulent des témoignages objectifs qu'il veut « ni enjoliver, ni exagérer » Le regard mobile et fouilleur de Mohamed nous entraîne dans les confins d'une enfance ordinaire à Oued Zenati, où il est né en janvier 1933. C'est la rencontre fortuite avec son maître Maatlia Mohamed, militant nationaliste qui déterminera son devenir. Alors qu'il n'avait que 13 ans, il est introduit dans les arcanes du parti PPA. De simple sympathisant, il devient adhérent pour finir militant à part entière. Cette période post-adolescence a certainement dû marquer sa vie : « C'était passionnant et la cause était digne d'être défendue. J' y ai mis du cœur et toute mon énergie », se souvient Mohamed. A telle enseigne, qu'il s'impose comme le digne remplaçant de son maître, militant avéré, qui décédera en 1950, laissant tout l'héritage à son jeune disciple. Mohamed se forgera au contact du premier responsable cheikh Abderahmane Belagoune. Les mots d'ordre du parti étaient répercutés par les militants auprès du peuple, sensibilisé sur son sort, sur les inégalités criantes. « Il ne fallait surtout pas se taire devant tant d'oppression, d'humiliations et d'injustice, thèmes que l'Etoile nord-africaine, sous la férule de l'Emir Khaled et de Messali, avait déjà abordés au milieu des années 20. » « Nous nous en étions profondément inspirés. Comme la Tunisie et le Maroc étaient sous protectorat et n'avaient pas le même statut que l'Algérie qui de surcroît a subi une colonie de peuplement, l'appellation nord-africaine ne voulait plus rien dire. Le premier congrès du PPA en mai 1936 avait donné de ton et une autre trajectoire à la lutte. Moussa Boulkroua, Messaoud Boukadoum puis Chawki Mostefai, avaient œuvré pour une assise organisationnelle du parti. » Mohamed, jeune adolescent, se souvient de l'année du typhus et des évènements du 8 Mai 1945 à Oued Zenati, auxquels il prit part avec son oncle Sebti. « La rahba du village était pleine de monde. Les gens étaient rassemblés pour scander des slogans nationalistes, pensant que l'issue positive de la Seconde Guerre mondiale allait ouvrir des horizons nouveaux pour un peuple qui ne pouvait plus supporter le joug du colonialisme oppresseur. Les manifestations étaient encadrées par des responsables locaux du parti, à savoir Belagoune, Amar Benhabylès et Amar Bendafer. Cet événement qui a marqué l'histoire a donné une autre impulsion au mouvement national, puisque le parti s'est renforcé à la faveur d'adhésions massives. Il y avait une synergie entre le peuple et ceux qui étaient censés l'orienter. Ce n'est pas sans raison que Tewfik El Madani avait écrit à l'époque que jamais auparavant le courant nationaliste n'avait connu pareil engouement. Cela est dû aux mots d'ordre visant les libertés et aux objectifs plus tranchés. » Militant du PPA, Mohamed le restera jusqu'à la scission. « Je ne voulais pas entrer dans le conflit entre messalistes et centralistes en prenant parti. En tant que ‘‘neutralistes'' nous avons essayé de les concilier pour ne pas perdre le crédit que le parti avait engrangé. A notre niveau, à Oued Zenati, Belgacem El Beïdaoui et Belgroune sont allés voir Messali pour essayer de clarifier une situation confuse qui a déboussolé les militants que nous étions. Dès leur retour et à l'issue d'une réunion à Aïn El Guemh, chacun est parti de son côté, preuve que la fracture était profonde. » Ni méssaliste ni centraliste « La seule bonne nouvelle à l'époque était venue d'un responsable respecté, Amar Chetaïbi, qui nous avait informés du passage à l'action préconisé par le CRUA. Je me rappelle qu'il nous avait dit : ‘‘attendez vous à une belle surprise, dans les jours à venir. » Dès le déclenchement de la lutte, Mohamed est en appel dans la Wilaya II, zone 2. Les chefs étaient Bentobbal, zone I, Didouche puis Zighoud à Smendou pour la zone 2 et Benaouda qui avait ses quartiers dans les monts de l'Edough. Mohamed a rencontré à deux reprisses Didouche (Si Abdelkader) : « Un homme doté d'un courage exemplaire. Proche des gens, il était téméraire et bravait tous les dangers. Stratège, il se déplaçait beaucoup ». L'empreinte de Didouche « En plus des coups qu'il assenait à l'ennemi, il insistait sur le volet politique. C'était un homme d'une grande dimension que la Révolution a perdu prématurément. C'était le premier chef historique à tomber au champ d'honneur en janvier 1955. Il n'avait que 33 ans. C'est Zighoud qui prit le relais. Enfant du pays, il connaissait mieux la région. » Quelques semaines auparavant, Mohamed en compagnie de Rabah Belloucif, avait pris attache avec les responsables de la Révolution. Avec cheikh Boularès, Ali Ksentini, Larbi Boubghal et Mostefa Toumiat, ils s'employèrent, à l'issue d'une réunion à Hdjar Soufr, à faire adhérer à la cause le maximum d'éléments du mouvement national. « On ne s'empêchait pas de traquer les traîtres et de les abattre. Cela avait un effet psychologique indéniable sur la population et sur l'ennemi. » Promu commissaire politique, Mohamed s'activera à organiser les effectifs, à réunir la logistique et à fixer les mouvement de troupes. « On avait acquis une certaine expérience et lorsque Zighoud a organisé des opérations pour marquer le 10e anniversaire des évènements de Mai 1945, au printemps 1955, nous étions prêts. On a effectué de nombreuses actions durant toutes les semaines qui ont précédé le 20 août 1955 à Aïn Abid, Aïn Regada et Oued Zenati. » Mohamed ne désarmera pas jusqu'au jour où il est sérieusement blessé en août 1957, lors d'une opération à Hamam Meskhoutine. « On était une cinquantaine de djounoud au djebel Bouarbid, assiégés après avoir été ‘‘livrés‘‘ par un traître. La bataille a duré de 6h du matin jusqu'à 9h du soir. En face, il y avait des dizaines de soldats aidés par l'artillerie et l'aviation. On a fait de la résistance, mais une trentaine de nos éléments ont péri dans les combats. Touché par des balles, je ne pouvais plus marcher. Sur place, dans l'urgence on a tenté de me les retirer à vif. C'était atroce et insupportable. Une souffrance terrible. J'ai dû après de longues et douloureuses péripéties joindre la Tunisie, après 5 mois de soins. C'est Tedjini Haddam qui est venu me voir pour m'envoyer à Kairouan. » Après, Mohamed prit la destination du Caire jusqu'à l'indépendance où il rejoint la corporation des enseignants en exerçant en qualité de professeur d'arabe à Kouba, à Belouizdad, au lycée Ibn Khaldoun, en occupant des postes de direction, en plus d'une virée au ministère de la Santé, où une mission en direction des handicapés lui a été confiée. Retraité en 1988, il coule depuis une retraite paisible au milieu des siens. Il a davantage pris du temps pour lui, mais reste toujours à l'écoute des préoccupations « d'une société qui se déploie dans tous les sens. » Il dit croire « en l'énergie des jeunes générations qui méritent de vivre mieux en sachant, sans doute renverser la tendance », scande-t-il avec une bonne humeur un peu forcée. Sinon, il considère que tout ce qu'il a entrepris, c'est pour la bonne cause et que si c'était à refaire, il le referait sans l'ombre d'une hésitation. Quant aux balles qui l'accompagnent depuis, il a appris à vivre avec et le fait d'être encore vivant suffit amplement à son bonheur. Il a souvent une pensée pour Si Salah (Boubnider), dirigeant révolutionnaire qui lui avait dit un jour : « Avec tout ce que tu as enduré tu es un martyr vivant. » Rien que ces paroles lui mettent du baume au cœur et c'est non sans orgueil qu'il les répète à l'occasion pour tenter d'exorciser les vieux démons. PARCOURS Mohamed Bouslama est né en janvier 1933 à Oued Zenati, où il a grandi et fait ses études primaires. Très jeune, il fut sensibilisé à la cause nationale grâce aux éléments nationalistes qui activaient dans sa ville natale. Il a été marqué par les évènements du 8 Mai 1945 « qui ont constitué, selon lui, le ferment de la lutte contre l'oppresseur et affermi le sentiment national ». Membre du PPA, il a par la suite rejoint la lutte dès son déclenchement à Oued Zenati. Maquisard dans la Wilaya II, il participa à plusieurs opérations, jusqu'à sa grave blessure en 1957. Il est évacué en Tunisie puis se rendra au Caire. A l'indépendance, il rejoint le secteur de l'éducation qu'il ne quittera plus jusqu'à sa retraite en 1988.