Durant la guerre de libération (1954-1962), les Algériens ont bu le calice jusqu'à la lie, massacres, tortures, emprisonnements, exécutions sommaires, déplacements des populations, affres. Et après sept ans et demi de sang et de feu, c'est le recouvrement de la liberté, mais les gens se retrouvent «victimes» du désenchantement, de la moquerie, de la vindicte, de la stigmatisation et de la marginalisation. Le roman La Victime, de Rabah Kheddouci (né en 1955 à Bani Misra), narre l'Algérie d'après-indépendance, celle de l'imbroglio, de l'intrigue, de l'arrogance, et du dénigrement de la femme. Tout se passe dans un patelin au pied de l'Atlas blidéen, havre féerique, à première vue. C'est l'histoire d'une femme, portant le sobriquet de Bekkoucha (la sourde-muette), qui débarque à l'aube de 1962 dans ce hameau verdoyant, un bambin entre les bras. Aussitôt arrivée en tenue de prisonnière, les langues l'accablent de «femme aux mœurs légères», et son fils de «bâtard». Elle habite une masure, suant pour élever son enfant unique, Salem, faisant la sourde oreille aux rumeurs qui la ternissent, sans preuve aucune. Une fois au lycée, Salem brille aux études, mais se lasse de sa situation familiale, ployant sous l'étiquette d'un fils d'un père inconnu. Il se résout à découvrir toute la vérité, dans l'espoir d'alléger la hante qui l'alourdit. Un jour, il reçoit une convocation pour accomplir le service national. Accompagné de sa mère, il se dirige à la caserne, le cœur battant la chamade. Un officier l'accueille dans son bureau, à qui Salem essaie d'expliquer son cas délicat, ne pouvant enfiler l'uniforme et laisser en même temps sa mère toute seule, impotente, en sus. L'officier, le commandant Lakhdar s'en fiche, jusqu'à ce qu'il fasse rentrer Bakkoucha pour voir sa condition de tout près. L'ex-moudjahid se fige en voyant la femme quinquagénaire de son compagnon d'armes ! «Fatima !», crie-t-il, à la grande stupéfaction de Salem, qui reste pantois. Il n'en croit pas ses oreilles. Sa mère se prénomme Fatima. Exit Bekkoucha ! La surprise ne s'arrête pas là. Son père, prénommé Ameur, fut un martyr de la Révolution, tombé au champ d'honneur, le gradé militaire l'éberlue davantage. Sur le mur, un cadre immortalise les «deux frères d'armes» posant en braves hommes de leur temps belliqueux. Salem n'en revient pas. Soudainement donc, des années de souffrance, de solitude, et de flétrissure, se dissipent. Le commandant Lakhdar les invite à sa propre maison et raconte au fils du martyr l'épopée de son père révolutionnaire, qui ne cessait de clamer : «Je combats l'ennemi au moins pour amoindrir ses munitions, ce qui est très utile à notre Révolution !» Salem apprend que son défunt père monte au maquis avec sa femme, Fatima, en plein mois de lune de miel. Quelques jours après, Fatima les emmène là où gisent les os d'Ameur, à la cheville de la montagne. Autre protagoniste principal de ce beau roman, écrit dans un arabe très fluide et exquis, Hadj Boualem, fils d'un ex-caïd. Riche propriétaire de vastes terres agricoles, sûrement héritées des expropriations durant la période coloniale, il vit à la campagne et en ville. Un jour, il héberge Belkacem Bouakkaz et sa petite famille. A la saison des moissons des céréales, il confie au cheikh Bouakkaz la mission de chapeauter l'opération, mais en lui demandant une petite faveur : «Laisse-moi ta jeune fille, Safia, pour m'aider dans les tâches ménagères.» Le père de Safia accepte, imbu de naïveté. Entre-temps, le faux pèlerin de La Mecque comble Safia de cadeaux inestimables et arrive à la déflorer, lui promettant de la prendre comme épouse, une fois qu'il aura divorcé de son autre femme stérile, Djouhara, partie en voyage à Paris. Les épis sont fauchés, et Bouakkaz revient prendre sa fille pour passer les jours de l'Aïd en famille. Tel un couperet, elle entend Hadj Boualem dire à son père qu'il veut la marier avec son garçon d'écurie, Mouhouche. Ce dernier n'est autre que le fils de l'ex-mari de Djouahara, assassiné par le nabab des années plutôt, pour s'accaparer de sa belle épouse, aux courbes étourdissantes. Safia sort de sa chambre en guenilles et traite son violeur de «traître et de vil homme». Sur le champ, elle demande à son père de l'emmener à sa maison rustique. Des semaines passent, et Safia voit son ventre enfler, elle porte un fruit illicite. Avant le terme de sa grossesse, se sentant au gouffre du désespoir et sujette à des maux insupportables, elle décide de mettre fin à sa vie en se jetant d'une falaise, dans une nuit glaciale. Salem, qui voulait l'épouser, s'évanouit en apprenant la triste nouvelle après son retour de l'internat. Il file au cimetière et arrose sa tombe de larmes chaudes. Hadj Boualem finit par être appréhendé par la gendarmerie pour meurtre et viol, et aussi pour avoir abattu des arbres sans autorisation, avec la connivence du garde forestier. Salem finit par épouser la Souad, la fille de l'officier qui lui a redoré le blason, longtemps sali par les médisances des villageois, dont les langues vénéneuses lacèrent à longueur de journée. Le romancier prolifique, Rabah Kheddouci, évoque dans ce texte sublime des mythes et superstitions, pratiques non encore révolues. Des gens qui croient toujours en «la magie des pierres et de la cire de bougies» ! La Victime dissèque les méandres des comportements humains, qui ne cessent de stigmatiser la femme, le pauvre et le studieux. La vertu en perpétuel conflit avec la tare, innée et acquise ! Dichotomie entre deux psychés. La Victime est un drame socio-historique qui montre les contradictions vécues par l'Algérie depuis l'indépendance, en 1962 : une lutte sans merci entre le bien et le mal, l'amour et l'injustice, la campagne et la ville. Les héros de ce récit sont des femmes, des hommes, et des jeunes. Certains ont vécu les exactions de la guerre de libération, d'autres font partie de la «génération de la liberté». Deux générations qui pensent et communiquent différemment, mais qui ont une même quête : la justice et la démocratie. L'œuvre La Victime, traduite en français et en anglais, est l'autopsie d'une société qui se cherche encore. A lire absolument. Rabah Kheddouci est un écrivain et journaliste algérien. Il écrit le roman et le récit. Il s'intéresse à la culture de l'enfant et du patrimoine et donne à ce propos des conférences en Algérie et à l'étranger. Il publia des récits et des essais dans des journaux algériens et arabes. Il remporta plusieurs prix. Dans le domaine de l'éducation nationale, il fut enseignant, puis inspecteur. Il est fondateur de la maison d'édition El Hadhara (La Civilisation). Parmi ses œuvres pour adultes : Les oiseaux consumés (récits), Les étrangers (roman) ; Dictionnaire mondial des proverbes et maximes (1994), Encyclopédie des proverbes algériens (2003), Mémoires d'un témoin (2002), Encyclopédie des savants et hommes de lettres algériens, Paroles à contre-courant (articles 2001), Mes voyages (récits de voyage), Visages et phénomènes -miel amer (récits très courts 2014), Bani Misra, Atlas blidéen et Mitidja, Histoire et culture (2013), La vache des orphelins et autres nouvelles (Damas 2001) Dictionnaire des écrivains et des érudits algériens (2015). Pour enfants : La course des animaux (1992), Série de contes algériens (7 tomes, 1994), Série des célébrités algériennes (1997), Le merveilleux cadeau (1996), L'Orpheline (2014), Le Mont des singes (2014), La voiture Ti-Ti, Le jardin des loups, La vendeuse de pain, Le Passage de Kheira (2014), Le merveilleux vieillard (2014), Ma maîtresse le papillon (2014), Le coq et le soleil (2014), Le roi Internet (2014), Mon amie Mimi (2014), La petite fille et la souris (2014), etc. Il a publié certaines de ses œuvres en Egypte, au Koweït, et en Syrie. La plupart de ses œuvres ont été traduites en langue française.