Le programme «EDGE* of existence» est l'unique programme international dédié aux espèces menacées qui représentent des singularités sur le plan évolutif. En d'autres termes, ce programme met l'accent sur des êtres vivants «uniques» qui ont peu ou pas d'espèces proches. Ce programme est une initiative de la Société zoologique de Londres (Zoological society of London, ZSL) et a pour but de tirer la sonnette d'alarme et d'attirer l'attention des biologistes et des décideurs sur ces singularités de l'évolution. En pratique, ce classement vise à inciter les parties prenantes de la conservation — gouvernements ou organisations nationales et internationales — à placer ces espèces comme prioritaires dans leurs projets de protection de la nature. Ce programme vise aussi à placer ces espèces dans les priorités de recherche de la communauté scientifique académique. En effet, il est impératif de bien connaître la biologie et l'écologie de ces espèces pour mieux les protéger. Le Classement EDGE, comment ça marche ? Les chercheurs de la ZSL utilisent deux mesures pour classer les espèces : le statut de conservation et la singularité évolutive. Le statut de conservation d'une espèce est un indicateur d'évaluation du risque d'extinction. Pour cette évaluation, on prend en compte plusieurs facteurs comme le nombre d'individus, l'évolution des effectifs, les menaces qui pèsent sur les populations, la disparition de leurs habitats. L'Union internationale de la conservation de la nature se charge d'élaborer et de mettre à jour la liste rouge internationale et de la mettre à la disposition du large public à travers son site internet http://www.iucnredlist.org/. La singularité évolutive rend compte de l'originalité des espèces. Une espèce singulière est une espèce qui a peu ou pas de proches parents, elle peut être par exemple l'unique représentant d'un genre ou d'une famille. A titre d'exemple, la première espèce du classement EDGE des mammifères est une espèce d'échidnés du genre Zaglossus, (Zaglossus attenboroughi), qui est en danger critique d'extinction qu'on trouve uniquement dans la province de Papouasie en Indonésie. Ce mammifère est l'un des cinq représentants des mammifères monotrèmes, qui sont des animaux très singuliers puisqu'ayant la particularité d'être des mammifères qui pondent des œufs ! En avril 2018, la ZSL a publié le top 100 des reptiles, mammifères, amphibiens et coraux du classement EDGE, et c'est parmi les reptiles que figure une espèce endémique d'Algérie et en danger critique d'extinction : l'Acanthodactyle de Doumergue Acanthodactyus spinicauda. L'acanthodactyle de Doumergue Cette espèce a été décrite par Doumergue en 1901 sur la base de quelques spécimens trouvés entre les Arbaouats et El Abiodh Sidi Cheikh dans l'actuelle wilaya d'El Bayadh. Pour Doumergue, ce lézard est apparenté à l'Acanthodactylus pardalis dont il se distingue par la base de la queue nettement épineuse, comme l'indique son nom latin spinicauda. Près de 60 ans après, les herpétologues français Georges Pasteur (1930-2015) et Jacques Bons ont confirmé le statut d'espèce à part entière à ce lézard d'Algérie. Enfin, le zoologiste espagnol Alfredo Salvador confirme également le statut d'espèce dans un ouvrage sur la systématique des Acanthodactyles publié en 1982. Rappelons que ces auteurs ont utilisé les mêmes spécimens (ou une partie des spécimens) qu'a utilisé Doumergue. Ces spécimens sont actuellement présents dans le Musée d'histoire naturelle de Paris, le Musée d'histoire naturelle de Londres et l'Institut scientifique de Rabat. Nous pensons qu'il existe encore des spécimens de cette espèce au Musée Zabana d'Oran que nous n'avons pas encore examinés. En dehors de ces spécimens de musées qui ont été remis à Doumergue à la fin du XIXe siècle par un certain M. Pouplier qui séjournait à El Abiod Sidi Cheikh, aucun spécimen n'a été, jusque-là, jamais observé dans la nature ! L'Algérie est un pays peu étudié pour sa biodiversité vu son immensité et la présence de grandes zones difficiles d'accès, cependant il y a eu plusieurs missions d'herpétologues étrangers durant les XIXe et le XXe siècle et plus récemment des herpétologues algériens qui ont commencé à parcourir le pays à la recherche de ces animaux. Mais à aucun moment le lézard de Doumergue n'a été observé. De longues recherches infructueuses Face à l'absence totale d'observations de cette espèce, les herpétologues spécialistes d'Afrique du Nord ont envisagé l'extinction de cette espèce. Le scénario de l'extinction de l'espèce envisagé par certains spécialistes n'a pas découragé Olivier Peyre, expert en biodiversité. Celui-ci a découvert les reptiles d'Algérie lors de ses premières missions d'expertise environnementale en 2006 et à travers le seul ouvrage dédié aux reptiles d'Algérie publié par Doumergue en 1901. Lors d'une première mission dans la région d'El Bayadh, Olivier a entamé des recherches pour retrouver cette espèce jamais observée depuis la fin du XIXe siècle. Ne trouvant pas le fameux lézard, Olivier Peyre a persévéré et a repris le chemin d'El Abiodh Sidi Cheikh et ses environs quasiment chaque année entre 2006 et 2013. En 2013, il a été rejoint par les biologistes algériens Bouallem Dellaoui de l'université de Sidi Bel Abbès et Menad Beddek, alors herpétologue au bureau d'études Naturalia et doctorant au CNRS de Montpellier ainsi que Benjamin Allegrini, expert naturaliste à Naturalia. Malgré ce renforcement des effectifs et un séjour dans la région d'El Bayadh, le fameux lézard à queue épineuse n'a pas été retrouvé. Enfin la redécouverte Alors que la probabilité que l'Acanthodactyle de Doumergue ait définitivement disparu commençait à être sérieusement envisagée, nous nous sommes posé plusieurs questions : et si on ne cherchait pas l'espèce dans ses habitats favorables ? Et si nous ne la cherchions pas à la bonne période ? Et si l'essentiel de sa répartition se trouvait plus au sud que les stations connues ? Ces questionnements n'ont pas été inutiles puisque l'hypothèse que l'espèce pouvait être présente au sud des stations historiquement connues a été la base de nouvelles recherches de terrain. En mars 2015, Boualem Dellaoui, accompagné de Dihia Gaci, doctorante de l'ENSA et d'agents du Haut-commissariat de la steppe (HCDS), après avoir parcouru la steppe sur de grandes distances, a enfin retrouvé le fameux lézard à 20 km au sud d'El Abiodh Sidi Cheikh, devenant ainsi le premier à l'observer depuis plus de 100 ans ! Cette redécouverte et les détails sur les missions conduites sur le terrain ont été publiés en octobre 2015 dans la revue internationale Herpetology Notes. La joie de l'équipe de recherche fut évidemment indescriptible et la triste hypothèse de l'extinction définitivement écartée. A la publication de Herpetology Notes, nous avons reçu une autre information encourageante. En effet, le naturaliste Walid Dahmani de l'université de Tiaret nous a envoyé des photos d'un autre spécimen qu'il a trouvé à quelques dizaines de kilomètres de la nouvelle localité ! Ces nouvelles encourageantes ne doivent toutefois pas nous faire oublier que cette espèce reste très rare. Un mois après cette redécouverte, Menad Beddek et Olivier Peyre, accompagnés de Boualem Dellaoui, sont retournés sur le terrain pour enfin voir cette espèce et chercher d'autres stations. Malheureusement, seule la population observée en mars a été retrouvée. En avril 2018, Menad Beddek et Olivier Peyre ont encore séjourné à El Abiodh Sidi Cheikh pour pousser les recherches, mais malheureusement les conditions météorologiques n'étaient pas favorables et ont empêché toute exploration. Maintenant que les habitats assez subtils de cette espèces sont mieux connus, nous comptons renforcer les investigations sur le terrain afin de mieux cerner l'aire de répartition de ce très rare lézard et de mieux comprendre ses exigences écologiques et son comportement. Ces connaissances de bases permettront de mieux évaluer le statut de conservation de ce lézard parmi les plus rares au monde afin de définir les mesures nécessaires à sa préservation. Nous connaîtrons aussi les menaces qui pèsent sur cette espèce qui habite des steppes très perturbées par le surpâturage mais surtout par la transformation de ce barrage naturel contre la désertification que constituent les steppes en des terres agricoles très vite dégradées. Note : *Site internet du Programme EDGE : https://www.edgeofexistence.org/species/
Par Menad Beddek Docteur en biodiversité, écologie, évolution de l'Université de Montpellier. Expert en biologie de la conservation.