Le premier Festival de la chanson des cimes, tel est le très poétique nom que s'est donné ce festival organisé par les bonnes volontés, entre autres artistes, intellectuels et figures de la culture et de la société civile des Ath Mellikeche et particulièrement l'association culturelle Timitar de Tazmalt. Comptant près d'une quinzaine de villages, les Ath Mellikeche sont l'une des plus grandes tribus kabyles du versant sud du Djurdjura, à une centaine de kilomètres au sud du territoire administratif de la wilaya de Béjaïa. Selon l'historien Ibn Khaldoun, les Ath Mellikeche sont une tribu berbère sanhadja, qui aurait été chassée de la Mitidja à l'arrivée des Arabes des Banu Hillal et Thaalba, qui se seraient emparés de leurs terres. Les Ath Mellikeche sont alors venus s'installer sur le versant sud du Djurdjura, emplacement qu'ils ont gardé jusqu'à aujourd'hui. Etalé sur trois jours et trois soirées artistiques, le festival s'est donné un riche programme de conférences-débats, de défilés de troupes de tambourinaires, d'expositions photos et, surtout, des galas animés par plusieurs noms de la chanson kabyle ou des talents locaux. Les soirées de gala en plein air ont d'ailleurs attiré une foule comme on n'en a jamais vue dans la région. Un public composé essentiellement de familles, ravies de sortir de la morosité quotidienne et d'une vie de village souvent insipide. «Mettre en valeur l'image de la région» L'objectif assigné par ses concepteurs à ce festival est de servir de «tremplin pour mettre en valeur l'image de la région» et faire découvrir «son potentiel touristique», mais également de défricher le chant traditionnel, particulièrement celui des femmes «urar n lxalat» en mettant à l'honneur la figure oubliée de Messaâd Himi, une poétesse, chanteuse, aède, qui a animé toutes les fêtes de la région pendant des décennies avec ses chants et rythmes issus de la tradition kabyle la plus pure. Tarik Mira, membre de l'association Timitar (traces) et commissaire du festival, nous en parle : «Cette année, nous avons choisi le village Ameraai pour rendre hommage à la poétesse Messad Himi, qui a dominé la scène artistique traditionnelle de la région pendant des décennies. Elle aurait pu prétendre à un destin national. Malheureusement sa famille n'a jamais accepté qu'elle se produise à la télévision ou ailleurs que chez elle. Nous avons agrémenté tout ce festival de ‘‘l'ourar lxalat'' pour chaque soirée avec des formations de femmes. Notre objectif est d'arriver à pérenniser ce festival pour qu'il devienne annuel. Nous avons les ressources humaines, mais il nous faudra trouver les leviers financiers pour ce faire. D'après les échos reçus jusque-là, beaucoup de familles sont venues assister aux spectacles qui se sont déroulés tous en plein air. Je ne vous cache pas que l'un de nos objectifs était justement de faire sortir les familles de leurs foyers et la région de son enclavement culturel, de son isolement médiatique, pour faire connaître les atouts touristiques et économiques qu'elle recèle. Nous espérons que d'autres régions prennent le relais pour aller vers d'autres activités culturelles, d'autres festivals.» Une première dans la région Yahia Bellil, membre de l'association Timitar et inspecteur de langue amazighe, lui, a mis l'accent sur un autre volet : «Il y a déjà eu un festival Mohand Saïd Amalikeche et une autre activité organisée par Gehimab, mais beaucoup plus à Tazmalt. C'est la première fois qu'une grande manifestation culturelle est organisée au cœur même des villages d'Ath Mellikeche. Des galas et des conférences dans des villages aussi reculés dans une région aussi conservatrice est une grande première, les gens sont heureux et adhèrent massivement à toutes les manifestations organisées.» Pour Rachid Oulebsir, chercheur en patrimoine, éditeur et écrivain, le festival a réussi la gageure de marier tradition et modernité, au grand bénéfice de toute la région. «Il y a eu une jonction entre les porteurs de patrimoine ancien, toutes les femmes tambourinaires qui tiennent aux chants lyriques légués par les ancêtres et dont la figure de proue est justement Messaad Himmi à qui nous rendons hommage aujourd'hui, et les nouvelles générations. Ces femmes ont porté par leurs voix, leur poésie et leur musique, une pratique encore très vivace au sein de la société. Il y a eu une vivacité retrouvée grâce à ces femmes vecteurs qui ont ramené avec elles des jeunes filles qui mettent la main au bendir et qui assurent la relève», dit-il. Pour le chercheur, qui ne cesse de sillonner la Kabylie pour donner des conférences sur le patrimoine, le festival, qui a su allier tradition et modernité, convivialité et mixité est une grande réussite dans une région réputée pour son conservatisme. «Ath Mellikeche, c'est 15 villages, y compris la grande ville de Tazmalt. La particularité de ce festival est qu'il a été initié par une association qui regroupe tout l'aarch, artistes, intellectuels, notables de la région. Tous et toutes ont contribué de manière directe ou indirecte à la réussite de cette manifestation », dit-il encore. Cette dynamique de lier la tradition et la modernité, du passage de l'oralité à l'écrit ou au support numérique sous-tend toute la démarche du festival à travers ses différentes manifestations. La question qui se pose aujourd'hui est celle de la sauvegarde de l'ancien patrimoine et sa transmission aux nouvelles générations porteuses de modernité. Comment réussir ce passage ? Comment se prendre en charge ? Comment être kabyle en 2018 ? Quels sont les ressorts anciens qui peuvent perpétuer encore cette culture avec les instruments de la modernité ? «Voilà les nouveaux défis auxquels nous faisons face», dira le chercheur. Une nouvelle dynamique culturelle et sociale Concernant, justement, cette nouvelle dynamique culturelle et sociale qui est en train de naître dans les différentes régions de Kabylie, le militant culturel Rachid Oulebsir a bien voulu nous livrer son point de vue : «C'est la renaissance de la République villageoise kabyle. Les gens en sont revenus de la cupidité du compter sur l'Etat-providence et du compter sur des forces externes qui seraient salvatrices. C'est une forme d'autonomisation de la société et une gestion villageoise qui se met en place, et nous sommes tenus nous d'accompagner cette dynamique qui pourrait avoir des retombées extrêmement positives pour toute l'Algérie, car par le passé l'Etat-nation a tué tous les ressorts du compter-sur-soi », a-t-il analysé. De son côté, Boudjemaâ Rabah, animateur radio depuis des années et enfant de la région, a contribué également au lancement du festival tout en remontant à travers une conférence aux sources des premiers chants kabyles. Depuis des années, il défriche les terrains de recherche de la chanson kabyle en commençant par ses pionniers, ceux qui se sont inspirés des chants ancestraux originaux avant d'effectuer les premiers enregistrements dans les premières radios de l'époque au début du siècle passé. «Je me rappelle bien de Messaad Himi qui était très connue. Beaucoup de femmes ont appris par cœur ses poèmes-chansons qui ont touché à tous les thèmes. On peut parler aussi des trois femmes qui ont fait l'ouverture de la Radio algérienne en 1924, donc du temps de la France : Lla Zina, Lla Yamina et Lla Ounissa, ramenées par Madame Lafarge de la Kabylie des Bibans. La première chanson algérienne a d'ailleurs été enregistrée en 1901 par Mohamed Sfindja. La chanson traditionnelle féminine a été très présente dès le départ», dira-t-il. Cette première édition du Festival des cimes s'est clôturée tard dans la soirée de dimanche dans une ambiance conviviale qui a séduit beaucoup de monde et il y a fort à parier, au vu du succès qu'elle a connu, qu'il y aura d'autres éditions.