«On vous a cherché partout», dit-il au jeune homme cheveux dans le vent qui venait tout juste d'amorcer une prometteuse carrière de chanteur sous un nom d'artiste qui sonne comme une injonction, «Idir», qui veut dire «accroche-toi à la vie» en kabyle. «On voudrait vous faire un disque, un 33 tours, à la suite de ce que vous venez de faire», précise-t-il. Avec une simple guitare, le jeune homme venait de faire exploser les standards musicaux de l'époque avec un titre intitulé A vava Inouva. Départ en France et début d'une carrière internationale qui le mènera un peu partout dans le vaste monde. Depuis, installé dans l'Hexagone, Idir ne reviendra jamais en Kabylie, tandis que Hamid Cheriet, lui, reviendra en de rares occasions à titre privé ou pour affaires familiales. Il faudra attendre novembre 2015, soit 40 ans tout rond, pour un come-back qui se veut aussi bien un pèlerinage qu'un retour aux sources, dont le chanteur s'est toujours abreuvé. C'est un accueil de chef d'Etat qui visite ses provinces qui lui est réservé : cortèges de voitures, haies d'honneur, jeunes femmes en fleurs, cordons de vigilants, collations, discours, youyous, visites et inaugurations. Après quatre longues décennies d'absence, Idir est revenu dans cette Kabylie qu'il n'a quittée que pour mieux la chanter. Une Kabylie où il n'habite plus mais qui l'a toujours habité. C'est la première fois que le chanteur est reçu en tant que tel en invité d'honneur d'un festival qui se donne pour objectif de réhabiliter l'histoire et de mettre en lumière le patrimoine matériel et immatériel de la région. Parti d'Ath Yani, le festival doit atterrir chez les Ath Abbès, dans les Bibans, en passant par l'Akfadou, déterrant à chaque fois des pans d'une histoire qui plonge ses racines dans l'aube de l'humanité. Le grand retour du fils prodige Jeudi 5 novembre à Ath Yani. Un soleil printanier illumine les crêtes étincelantes de rosée d'un Djurdjura d'une insolente beauté. Le chanteur est attendu pour la fin de l'après-midi dans sa région natale. Smaïl Deghoul, la quarantaine et l'allure juvénile, est maire de la commune d'Ath Yani depuis trois ans. C'est lui qui s'attelle à organiser l'accueil et le programme de ces deux jours que le chanteur doit passer dans son fief. «C'est un plaisir et un honneur de recevoir Idir. Beaucoup de gens n'ont pas cette chance. C'est la première fois qu'on va lui rendre hommage en sa présence», dit-il. L'accueil doit se faire à Taourit El Hadjadj, le premier des sept villages qui forment la grande et prestigieuse tribu des Ath Yani réputée aussi bien pour ses bijoutiers que pour ses artistes et ses intellectuels. De retard en report, le temps passe et la nuit est tombée lorsque le chanteur met enfin pied à terre. C'est tout de suite la bousculade autour de lui. Une forêt de bras munis d'appareils photo ou de portables ne permettent de voir d'Idir que le haut de son feutre noir. On le couvre d'un burnous blanc et le cortège s'ébranle difficilement à destination du siège de la mairie, tandis que les nombreux citoyens qui se sont massés sur les bords tentent de capter une image ou d'apercevoir le visage du fils prodige. Au siège de la mairie où une prise de parole est organisée, on sent Idir ému par la chaleur de l'accueil. «C'est ce qui peut arriver de mieux à un artiste, même si nul n'est prophète en son pays», confie-t-il. Il ajoutera : «Vous ne pouvez pas imaginer l'émotion que je ressens en ce moment où je suis dans la région qui m'a offert ma première lumière.» Quand l'émotion devient trop forte et les yeux trop embués par des larmes contenues, Idir s'en sortira toujours par un trait d'humour qui déclenche les rires et déride l'atmosphère. D'ailleurs, il fera preuve d'un solide et constant sens de l'humour tout au long d'un périple riche en émotions, chaque fois que des hommages trop appuyés mettent à mal sa modestie proverbiale et son humilité légendaire. Mokrane Gacem, l'initiateur du festival, explique qu'en plus de rendre hommage à Idir, la manifestation veut faire revivre le patrimoine culturel matériel et immatériel en restituant une mémoire perdue des derniers princes hammadites et hafsides de la Qalaâ Nath Abbes jusqu'à Matoub Lounès où le périple doit se clôturer. «C'est la mémoire qui consolide l'identité», affirme-t-il. Idir Mokrane Gacem nous fera le témoignage suivant : «Sa maison en France est un véritable village kabyle. Il est parti dans les années 1970, mais il se souvient de tout. Il a étonné beaucoup de monde, car il a une mémoire d'éléphant. Il se souvient aussi bien des gens que des lieux.» Un enfant unique en son genre Vendredi 6 novembre à Ath Lahcène, son village natal. Le soleil a encore décidé d'être de la fête. Belkacem Cheriet, 77 ans, est cousin du chanteur. Cet instituteur de français à la retraite l'a connu enfant : «Hamid est unique en son genre. Il a toujours été quelqu'un d'épanoui, de bon et de généreux. C'est un enfant du peuple, un homme de culture, de paix et de liberté, très attaché à ses racines et à sa culture. Dès sa tendre jeunesse, il a toujours été avec les humbles.» Ghemmour Kamel, citoyen d'Ath Lahcene, attend de le voir depuis très longtemps : «J'ai 48 ans et je ne l'ai vu qu'une seule fois à l'occasion d'un clip tourné ici dans son village natal. Beaucoup de gens ne l'ont jamais vu ou approché, c'est donc l'occasion pour eux.» Cependant, ce tableau idyllique comporte quelques zones d'ombre. On sent quelquefois comme un malaise qui flotte dans l'air. Au moment même où on rend hommage au chanteur, les cafés d'Ath Yani sont pleins et les gens vaquent normalement à leurs occupations. Quand ils n'expriment pas leur totale indifférence, certains lui reprochent ouvertement son refus de ne pas se produire chez lui, son absence physique à des moments où des événements importants se sont produits, ou lors de la disparition de certains hommes tout aussi importants à leurs yeux. Comme le dira Idir lui-même à plusieurs reprises : «Nul n'est prophète en son pays.» Hommages et témoignages La cour de la vieille école qui doit abriter l'hommage officiel des Ath Yani et des chanteurs kabyles se remplit peu à peu vers 10h. Beaucoup de femmes, d'enfants, d'artistes, de personnalités de l'art et de la culture, de militants de mouvements associatifs, de journalistes ou de citoyens anonymes ont tenu à s'associer à l'événement. Lorsqu'Idir arrive enfin, accompagné du vieux routier de la chanson kabyle Kamel Hammadi, c'est une joyeuse bousculade. On n'a d'yeux que pour lui et on écoute à peine les conférenciers discourir. Les hommages et les témoignages se suivent et se ressemblent. En digne enfant de la région, l'anthropologue Slimane Hachi est également là. Pour Djamel Kaloun, jeune chanteur pétri de talent, c'est un vieux rêve qui se réalise : «C'est grâce à lui qui a bercé mon enfance si je chante aujourd'hui. Idir est une école». Noyé au milieu de dizaines de fans qui l'assaillent, le très discret Zeddek Mouloud, autre icône de la chanson kabyle, se dit heureux que l'on rende enfin hommage au chanteur de son vivant : «L'artiste est par définition quelqu'un de sensible. Lui montrer à quel point on l'aime va peut-être le convaincre de ne pas quitter l'art et de continuer à produire.» «Idir est quelqu'un de très modeste qui respecte tout le monde, grand ou petit. Je l'ai connu en 1983 et c'est lui le premier à avoir écouté mon premier album», ajoute-t-il. Djaâfar Aït Menguellet est venu représenter son illustre père, qu'un empêchement retient loin de l'hommage qui est rendu à son vieil ami : «La première des choses que faisait mon père quand il allait en France, c'était d'appeler Idir pour se voir. Ce sont de vieux amis. C'est comme cela que je l'ai connu et c'est lui qui m'a initié à la musique informatique. J'ai fait un stage de trois jours chez lui.» Après la première partie de l'hommage, on quitte l'école pour Tigzirt, le cimetière où repose l'illustre Mouloud Mammeri. Face à Taourirt Mimoun, la petite colline qui abrite la tombe de l'écrivain se dresse face à l'immense Djurdjura noyé sous un soleil radieux. On y dépose une gerbe de fleurs. En aparté, Gana Mammeri, cousin de Da' Lmouloud, pharmacien à la retraite mais lui-même véritable encyclopédie vivante, se confie : «Idir a fait accéder le kabyle à l'universalité, cette dimension qui fait que tu existes, et du coup nous a offert plus de visibilité. Khali Ali, son père, ainsi que ses frères tenaient un magasin d'articles orientaux à Alger qui s'appelait le musée de Bagdad. Cela ne m'étonne pas du tout qu'il devienne chanteur et atteigne cette notoriété ; chaque après-midi on y jouait du banjo.» Frissons et émotions Après le déjeuner, retour à la vieille école et suite des hommages et des témoignages jusqu'à la fin de la journée. Il n'est pas prévu qu'Idir chante, mais les organisateurs ont une idée derrière la tête. On lui met une guitare entre les mains et on lui tend un micro. Le gentil piège est parfait, car Idir ne sait pas dire non. Sur cette petite estrade d'école, avec une guitare improbable, deux micros tendus, comme à ses débuts, Idir retrouve les siens comme une crue qui arrose enfin un lit de rivière trop longtemps asséché. Lorsque les premières notes s'égrènent et que la voix d'Idir s'élève dans les airs, il se passe quelque chose de magique. Un frisson parcourt la foule. L'émotion est presque palpable. C'est le public qui chante et Idir qui l'accompagne. Surtout au moment où il interprète cette chanson poignante qu'il a composée en hommage à Matoub Lounès, cette complainte déchirante d'une mère qui perd son enfant, des larmes coulent abondamment sur les visages de beaucoup d'hommes et de femmes. On sent Idir aussi ému qu'heureux, en parfaite communion avec son public. Akfadou, samedi 7 novembre. Après l'accueil du chanteur au chef-lieu de la commune, le cortège de voitures s'ébranle pour une visite de sites historiques. Première halte : Mazkou, dans le village d'Aourir. La délégation se penche au-dessus d'un antique pressoir à huile qui vient à peine d'être dégagé de la gangue de végétation dans lequel il sommeillait depuis des siècles. qui daterait de l'âge de bronze, mais en l'absence d'études et de fouilles archéologiques menées par des spécialistes, personne n'arrive vraiment à savoir s'il relève de l'époque romaine ou numide. La seule chose dont on soit sûr, c'est que la région recèle encore des sites enfouis qui remontent à la plus haute antiquité et des trésors archéologiques jamais recensés, comme le prouve l'étape suivante du périple. A Tafraouth, commune de Tifra, la délégation admire une stèle de pierre sur laquelle des motifs sont sculptés. Elle n'a même pas encore été dégagée de la terre. Des Berbères de l'antiquité, on passe directement, sans transition, à la guerre de Libération nationale avec la visite du poste de commandement du légendaire du Colonel Amirouche dans l'Akfadou. Après le déjeuner, on emmène Idir dans une maison calme pour lui permettre de se reposer de ses efforts et de ses émotions. Le soir, au gala musical prévu dans le programme, il fera une apparition et une prestation de cinq chansons au grand bonheur des centaines de fans présents qui attendaient ce moment depuis longtemps. Dans la maison de «Na Taous» Ighil Ali, dimanche 8 novembre. Au village de Jean et Taos Amrouche, l'accueil d'Idir se fait au son joyeux d'une troupe de tambourinaires (Idhebalen). Idir adore ces troupes folkloriques dont la naissance a vu précisément le jour aux Ath Abbès il y a quelques siècles, avant de se répandre dans toute la Kabylie. Un long programme attend le chanteur : collation, conférence, déjeuner, visites et toujours des nuées de fans qui veulent tous une photo souvenir. Sur l'esplanade de la mairie, on lui remet des cadeaux symboliques et on lui souhaite officiellement la bienvenue. Oulahlou, l'enfant du pays, raconte à la foule une anecdote : «Un jour à Paris, dans un gala, j'ai demandé à Da Idir pourquoi il ne chantait plus. Il m'a répondu qu'il n'avait plus rien à dire. Je lui ai alors dit : viens te ressourcer une petite semaine en Kabylie et tu verras que ton inspiration rejaillira comme une source au printemps.» Tout est dit dans cette chaleur et cette joie de la Kabylie profonde de le revoir et de lui témoigner son amour et son admiration. Conférence de l'écrivain et essayiste Rachid Oulebsir sur le patrimoine de la Kabylie. Pour tout dire, le chercheur a recensé 37 professions artisanales en voie de disparition dans une Kabylie qui se métamorphose à la vitesse de la lumière. En fin d'après-midi, il est emmené en excursion dans la vieille Casbah du village. Plongée dans une Kabylie antique, où les maisons de pierre aux portes de bois massif continuent de défier le temps et de compter les générations. Il est guidé à travers les vieilles venelles étroites où il est facile de s'y perdre sans guide, s'arrêtant ici ou là pour discuter ou recevoir des explications avant de marquer une longue halte à la maison familiale des Amrouche. Idir a visiblement le cœur serré en évoquant le souvenir de «Na Taous» qu'il a connue et surtout en voyant l'état dans lequel se trouve sa maison qui attend toujours sa restauration et son classement comme monument culturel. En attendant, cette vieille demeure qui a abrité Taous, la cantatrice et écrivaine, Jean El Mouhouv, le poète, journaliste et homme de lettres, dont le rôle pour l'aboutissement des Accords d'Evian ne se discute plus, cette demeure même qui a servi de décor au premier roman écrit par une femme algérienne, Fadhma Ath Mansour Amrouche et son Histoire de ma vie, n'est plus qu'une ruine ouverte aux quatre vents. La Qalaâ Nath Abbès et le bijoutier des Ath Yani Il y a 5 siècles, du temps où la Kabylie était divisée en deux, entre le royaume de Koukou, en Haute Kabylie, et celui des Ath Abbès, dans les Bibans, une famille d'artisans et armuriers quittait la Qalaâ des Ath Abbès pour s'installer à Ath Yani et enraciner la bijouterie et l'armurerie dans la région. Ce 9 novembre 2015, c'est le plus prestigieux orfèvre des Ath Yani, celui qui cisèle les mots et tourne les mélodies en bijoux, qui débarque, pour la première fois de sa vie, dans l'ancienne forteresse hammadite qui défie encore le temps sur son nid d'aigle serti de falaises vertigineuses. C'est aussi le village d'origine de son ami, le batteur Arezki Baroudi, qui l'a longtemps accompagné à travers ses tournées. L'accueil, chaleureux et sincère, est digne d'un roi, mais un roi qui ne règne que sur le cœur des gens. Près d'un millier de personnes l'attendent de pied ferme depuis le matin. Visite du cimetière des martyrs, conférence sur l'histoire de l'ancienne place forte, capitale d'un royaume qui a tenu tête aux Turcs et recueillement sur la tombe d'El Hadj Mhend Ath Moqrane, dit Mohamed El Mokrani, héros national et leader de l'insurrection de 1871. Venu en guest-star pour faire une communication sur la place du culte et de la culture dans l'Insurrection de 1871 et le rôle joué par Cheikh Aheddad et Cheikh El Mokrani, Saïd Sadi, vieil ami d'Idir, selon ses dires, se dit heureux et honoré d'être dans un lieu aussi chargé d'histoire et de symboles. En aparté, l'ancien président du RCD nous confie que ce qui l'enchante encore plus, c'est de voir les citoyens mobiliser leur énergie et leur intelligence pour se réapproprier ce dont on a voulu les priver : leur histoire et leur mémoire. «J'observe que la lecture de cette histoire se fait de manière généreuse, mais lucide et pédagogique. Ce n'est pas seulement la volonté de découvrir le passé, mais aussi la nécessité de s'adosser à quelque chose pour savoir comment appréhender le présent et envisager le futur. C'est une lecture citoyenne et dynamique», confie-t-il. Accompagné depuis le premier jour du périple par son fidèle compagnon et ami Kamel Tarouihth, l'animateur vedette de Berbère Télévision, Idir n'a jamais pu faire un pas sans être assailli par des admirateurs qui veulent se prendre en photo ou discuter avec lui. Même quand les fans deviennent vraiment envahissants, il y fera face avec une bienveillance jamais prise en défaut, avec le sourire, sans jamais montrer le moindre signe d'irritation ou de fatigue. Il sera toujours à l'écoute de tous et toutes sans exception. «Si je peux faire quelque chose, ce sera avec plaisir» En fin de journée, dans la maison d'un particulier où il prenait un peu de repos et alors que la famille a insisté à préparer un dîner en son honneur, Idir se confie à El Watan sur ce qu'il vient de vivre : «Ce sont des moments très forts avec une charge émotionnelle considérable. Tu es entouré par des gens qui sont venus pour toi, qui t'accueillent avec joie et tu es au centre de leurs préoccupations et intérêts. Tu as souvent les yeux humides et la nature extraordinaire de cet accueil t'encourage et te porte. Je dois dire que je ne m'y attendais pas trop. Cela m'a rassuré. Il y a cette affection qui est là malgré l'absence. Ce que l'on a semé est toujours là.» Pour le chanteur, «la nature extraordinaire de cet accueil change un peu la donne». Il avoue qu'il voudrait désormais faire des choses plus concrètes, être plus présent sur le plan artistique et citoyen, étudier des projets : «Tu te surprends à vouloir donner plus. Si je peux faire quelque chose, si je peux amener quelque chose, ce sera avec plaisir. La seule chose qui pourrait m'en empêcher se serait un problème de santé et rien d'autre.» La nuit est tombée depuis longtemps lorsqu'Idir quitte la forteresse des Ath Abbès. Il doit passer la nuit à Ighil Ali et le lendemain prendre la route des Ath Douala. Dernière halte du périple en Kabylie : Taourit Moussa. Ce retour aux sources ne pouvait se terminer ailleurs et le pèlerinage ne pouvait s'accomplir sans un recueillement sur la tombe de l'un des «saints» les plus vénérés de Kabylie : Matoub Lounès. C'est la fin d'un périple qui a vu la Kabylie et son Idir se retrouver et tomber dans les bras l'un de l'autre.