«Pour croire avec certitude, il faut commencer par douter.» Proverbe polonais J'ai lu dans El Watan d'il ya un moment déjà une interview express d'une illustre constitutionnaliste, dont il n'est pas exagéré de dire qu'elle lui a été soutirée pour lui faire dire par le journaliste de service ce qu'il voulait exactement entendre de sa part, au point où les réponses fournies semblaient suivre un itinéraire fléché, proscrivant jusqu'à la simple nuance de circonstance. Résultat, on en vient à ressentir un profond malaise à ouïr la constitutionnaliste patentée asséner des propos controuvés et infondés, pour tout dire, au sujet du décret exécutif 17-321 du 2 novembre 2017 relatif à l'abandon de poste dans la Fonction publique. Elle en vient jusqu'à affirmer, très péremptoirement, que ledit décret serait irrémédiablement illégal. Il y a vraiment comme une frustration à lire une analyse dont on pressent qu'elle est plus inspirée par un oppositionisme très instinctivement victimaire qu'offre le rôle flatteur qui sied à nombre d'intellectuels et autres universitaires omnicompétents qui se croient en devoir d'éreinter par principe, dans l'outrance et sans attendre, tout ce qui émane de l'autorité publique, fût-il d'une ardente nécessité. Posture un peu jouissive, qui valorise à moindre coût ces contempteurs familiers qui ont l'avantage d'éviter de s'exposer à exprimer des contre-propositions qu'ils estiment être justes ou qui se conforment à leurs convictions. J'attendais personnellement que l'interviewée déclare que ce n'est pas le décret en cause qui est illégal, ce qu'il n'est pas formellement, même s'il incline à recycler maladroitement quelques incongruités issues de l'article 184 du statut général de la Fonction publique qui traite de l'abandon de poste (j'ai longuement disserté là-dessus dans une contribution parue dans El Watan et le Soir d'Algérie respectivement en dates du 13 et 19 janvier 2018) que d'affirmer qu'en se prévalant dudit décret pour procéder à la révocation des personnels grévistes, le ministère de l'Education nationale, mal conseillé, c'est évident, a fait une inexacte et impropre application des dispositions de ce règlement, et donc du statut général lui-même. Il faut rappeler effectivement que la possibilité de révoquer un gréviste, lorsque même la grève à laquelle il a participé est déclarée illégale par le juge, n'a pas été accréditée par l'article 184 ci-dessus du statut général, ni même par le décret d'application vilipendé qui s'est borné à qualifier l'abandon de poste comme étant l'absence spontanée, prolongée et non justifiée du fonctionnaire, ce qui en est l'aspect le plus commun, auquel s'ajoutent les situations convergentes comme lorsque le fonctionnaire refuse de reprendre son service après certaines périodes autorisées (congés, disponibilité, mutation ou nomination). Il aurait été plus pertinent et de meilleur conseil que la concernée s'avise de prêcher plutôt le recours à l'article 33 bis de la loi n°90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée, relative à la prévention et au règlement des conflits collectifs de travail et à l'exercice du droit de grève, qui qualifie la participation à une grève non conforme à la loi de faute professionnelle. Il en est d'ailleurs explicitement témoigné par les termes mêmes de cet article qui énoncent que «l'employeur prend à l'encontre des travailleurs concernés les mesures disciplinaires prévues dans le règlement intérieur, et ce, conformément aux dispositions de la législation et de la réglementation en vigueur». S'agissant dans le cas d'espèce de personnels enseignants, donc de fonctionnaires, il aurait été plus cohérent et d'une plus grande logique de faire application de l'ordonnance n° 06-03 du 15 juillet 2006 portant statut général de la Fonction publique (titre VII). Ceci prêtant par suite à reconnaître que les personnels grévistes sont en droit de bénéficier des garanties disciplinaires du statut général. La circonstance qu'il s'agit d'un précédent dans l'histoire de l'administration algérienne ne remet pas en cause sa licéité. Il est vrai qu'à vue de nez, il y a comme à peine l'épaisseur d'un cheveu entre le concept de révocation et celui de licenciement, néanmoins, et c'est là toute la spécificité qui fait la saveur et le raffinement du droit, cependant qu'en fait la différence est éminemment prononcée entre les deux locutions : la révocation, appelée précédemment radiation, induit le limogeage pur et simple lorsque l'abandon de poste est juridiquement constitué ; par contre, le licenciement s'attache à la faute professionnelle, entraînant ipso facto la mise en œuvre de tout le cérémonial propre à la procédure disciplinaire. Celle-ci pouvant soit aboutir à une procédure expéditive lorsque la sanction encourue est d'une moindre gravité, soit à l'intégralité de la procédure disciplinaire, avec communication du dossier surtout, lorsque la sanction envisagée relève du quatrième degré institué par l'article 163 de l'ordonnance 06-03 du 15 juillet 2006 citée ci-dessus. Il s'ensuit de là que la sanction peut parfaitement être différente d'un gréviste à l'autre, quand bien même ils sont poursuivis à l'origine pour le même motif d'avoir participé à une grève non autorisée. En vérité et au-delà de ce grief principal, ce sont leurs antécédents professionnels, leur manière de servir et leur comportement général qui vont conditionner la nature et la gravité de la sanction qui leur sera appliquée. Par contre, il est bon de savoir que ce sont les personnels exerçant les activités qui sont interdits de grève en vertu de l'article 43 de la loi 90-02 du 6 février 1990 précitée, qui sont certainement passibles de radiation, ou mieux de révocation si on doit nous conformer à la terminologie qui fait foi dans le droit national de la Fonction publique, tant qu'ils seront considérés comme étant en abandon de poste. J'ai un peu de peine à le dire : oui, je confesse qu'en le disant je me suis inspiré de l'article 6 de la loi française 47-2384 du 27 décembre 1947 portant réorganisation des compagnies républicaines de sécurité. Je n'en suis pas très fier et je fais amende honorable pour m'être laissé aller à cette intolérable transgression. Quoi qu'il en soit, je reste toutefois dubitatif, voire modérément rassuré sur l'aptitude du juge administratif à faire le distinguo entre les deux notions, eu égard au silence de la législation sur la question. Un peu plus loin, et très sûre d'elle comme on le serait du temps qu'il fera le mois prochain, notre constitutionnaliste attitrée s'enhardit pour définitivement clamer que «si le syndicat est reconnu, il peut user du droit de grève sans problème (sic)» et plus fort encore, elle martèle que «la loi 90-02 du 6 février 1990 ne précise pas la nature de la grève qui peut être une grève du zèle, une grève perlée ou même une grève illimitée» (resic) complétant et soutenant ensuite que «la grève illimitée n'est pas une originalité de la pratique syndicale algérienne ! Nous l'avons héritée du droit français», comme si c'était la seule chose que nous avons recueillie de l'ancien colonisateur, droit constitutionnel y compris. Ben voyons ! L'intéressée est tellement réputée pour être une référence dans son domaine qu'on ne peut croire un seul instant qu'elle pense sérieusement ce qu'elle professe ici. Comment peut-on ignorer en effet qu'il n'est pas dans la nature du droit de grève, qui est aussi peu consensuel, pour ne pas dire qu'il pousse la polémique à son summum, que cette matière puisse être définitivement réglementée par une loi qui aurait l'outrecuidance d'encadrer et d'englober d'un seul tenant les multiples aspects qui en font la trame. Nous référant seulement à un échantillon des aspects qui en sont les plus saillants et des plus remarquables comme la question du préavis, les interdictions et restrictions au droit de grève, ou encore le service minimum et la réquisition, cela suffit déjà à montrer combien ils peuvent charrier de redoutables controverses. Les juristes et les praticiens du droit vous diront qu'aussi parfaite que puisse être une loi, seule une jurisprudence vigilante et réactive peut vraisemblablement aplanir la cohorte des difficultés qui naissent de son application, même s'il nous faut enchérir de suite pour dire que les solutions jurisprudentielles ne sont d'ailleurs jamais indemnes de revirements qui peuvent inciter le juge à se dédire pour faire face à des situations complètement imprévues et imprévisibles. Il est donc compréhensible et naturel que la loi n° 90-02 du 6 février 1990 soit incomplète et lacunaire, si même elle s'est clairement inspirée d'exemples étrangers, et qui, sur ce registre, n'est pas plus pendable que d'autres productions normatives qui seraient bonnes à être incriminées d'ignobles et indélicats pastiches. Il n'empêche que notre législateur est l'un des rares au monde à avoir légiféré sur le droit de grève, allant jusqu'à incorporer dans le même texte de loi la grève dans les institutions et administrations publiques, qui est pourtant très sévèrement règlementée et même très souvent rigoureusement prohibée dans nombre de pays Que la loi n'ait pas expressément mentionné en son temps l'interdiction de la grève illimitée, ou la grève du zèle, ou encore la grève perlée, la grève cyclique ou même d'autres formes de grèves qui concourent avec plus de nocivité à mettre en péril le fonctionnement du service public ou la paix sociale est acceptable en soi. Il y a nécessairement un temps pour que loi soit expérimentée et évaluée et le cas échéant redressée. Ce qui serait moins admissible, et qui serait donc blâmable, c'est que le législateur s'en tienne à l'ordre présent, ne réagisse pas et omette d'apporter les amendements à la loi qui lui sont nécessaires pour tenir compte des problèmes posés. Bien au contraire, il doit se montrer perspicace et attentif pour anticiper les difficultés à venir. On jette ici bien volontiers la pierre au législateur, mais tout le monde aura compris que l'initiative appartient en fait à l'Exécutif. Tout ceci est dit pour rappeler que la loi ne saurait constituer un cadre intangible. S'il n'est pas contestable qu'elle a surtout vocation pour fixer les principes fondamentaux et les règles générales dans les domaines qui lui sont réservés par la Constitution, elle reste toutefois tenue de s'adapter en permanence à la mutation des circonstances de droit et de fait qui ont motivé originellement son adoption. Après quoi et s'agissant d'un domaine aussi diffus et cafouilleux que le droit de grève qui pousse à la querelle facile et à la surenchère enflammée, il faut nécessairement (je rappelle que je m'en tiens ici à traiter du seul secteur de la Fonction publique) interpeller le juge administratif qui est seul qualifié pour dire le droit dans la situation où la loi demeure silencieuse, ou dont les dispositions sont restées incertaines, ou dont la formulation est notoirement déficiente. Le rôle du juge serait plus qu'estimé si, comme cela se fait dans beaucoup de systèmes de droit étrangers, il pouvait entreprendre de promouvoir une production jurisprudentielle qui va plus loin que la simple interprétation de la loi, en allant édicter par lui-même des décisions pouvant prendre valeur de normes jurisprudentielles. Aussi difficile que puisse paraître la besogne, il lui est quand même loisible de s'appuyer sur les principes du droit administratif, mais moins sur les principes généraux du droit qui ne font pas l'unanimité dans la communauté des juristes. Sinon, il pourra toujours solliciter en s'armant de son esprit critique, même s'il faut qu'il se remette en cause ou qu'il doute, en vue de se déterminer à partir du principe d'équité mentionné à l'article 1er du code civil. A décharge du juge administratif, ce qui est réprouvable en soi, c'est de relever qu'une grande majorité de nos gestionnaires montrent une frilosité inexplicable et inexpliquée qui les empêche de solliciter le juge, sachant pourtant qu'il n'est pas en position de s'autosaisir dans les matières où l'initiative appartient au plaignant. Ainsi, et sans vraiment s'inquiéter, ils laissent filer très inopportunément beaucoup d'occasions de mettre à contribution le juge qui pourraient l'inciter et presque l'obliger de donner corps à une jurisprudence de principe, pouvant régir les cas futurs analogues au fur et à mesure de ses décisions. Bien évidemment, on pense ici au Conseil d'Etat, qui lui serait en mesure, en tout cas il en a la destinée, d'entreprendre de démêler l'écheveau des interrogations suscitées par l'exercice du droit de grève, pour distinguer entre les grèves qui lui paraissent conformes au droit et à l'esprit du droit et celles qui contreviennent aux buts d'une grève licite qui concilierait entre la défense des intérêts professionnels et la sauvegarde de l'intérêt général. L'attente est grande à l'endroit de la haute juridiction afin qu'elle participe fortement à consolider et stabiliser l'exercice du droit de grève dans l'administration publique, quitte à ce qu'elle se transcende — on ne cessera de le répèter encore une fois — pour fixer par elle-même les règles qui lui semblent appropriées en vue d'encadrer les modalités et les limites du droit de grève. Son objectif premier serait d'équilibrer et d'arbitrer, de la plus juste manière, entre le droit de grève et le principe de continuité du service public, qui figure sous la formule «continuité de l'Etat» à l'article 90 de la Constitution relatif au serment du président de la République. Deux impératifs dont il ne faut pas oublier qu'ils sont potentiellement concurrentiels. Pour revenir aux propos de la constitutionnaliste, il nous faut rappeler que tout ce qui est prévu dans la loi n'est pas forcément effectif du jour au lendemain : il en est ainsi de ces deux notions combien galvaudées que sont le service minimum et la réquisition qui sont citées aux sections 1 et 2 du chapitre II du titre III de la loi 90-02 du 6 février 1990 susmentionnée. C'est dire que, même si le législateur a voulu embrasser la totalité de la problématique du droit de grève, il reste encore redevable de plus d'efforts normatifs, ainsi d'ailleurs que l'Exécutif, qui n'est pas interdit d'agir marginalement par voie réglementaire pour mieux calibrer l'usage du service minimum dans les conditions que nous expliciterons plus tard dans notre analyse. Il n'est toutefois pas contestable qu'en ne censurant aucune des modalités de la grève, ce qui est pourtant d'une brûlante nécessité, la loi reste étrangement négligente, voire dangereusement incomplète pour avoir laissé libre cours aux interprétations les plus absurdes. Cette position qui confine à l'expectative est de mauvais conseil. Pourtant, il y a juste à faire l'effort de tirer profit des nombreux exemples qui nous viennent d'un peu partout, qui attestent assez distinctement de toutes les formes de grèves qui ont la vocation d'être vouées à l'interdiction. Il en va de la grève perlée, dite grève tournante, mais aussi de la grève politique ou de la grève de solidarité ou d'autres comme la grève sur le tas avec occupation des locaux, qui présentent toutes l'inconvénient d'être gravement incompatibles avec le fonctionnement normal du service public et les impératifs de la cohésion sociale. Dans tout ça, ma contribution serait dérisoire si je devais passer sous silence tous ces autres malfonctionnements et ces anomalies qui grèvent immodérément l'exercice normal du droit de grève. En voici la substance : – la notion «d'illégalité de la grève». Cette sentence est presque itérativement renouvelée par le juge des référés pour faire avorter un mouvement de grève à peine déclaré au motif du non-respect des règles formelles qui conditionnent sa mise en œuvre. L'observation importe de dire qu'il faut dorénavant distinguer entre l'essentiel et l'accessoire : il est fondamental de se remettre à l'esprit que le droit de grève est inscrit dans la Constitution et qu'il fait l'objet d'une loi en bonne et due forme. Il est donc conséquent de bannir jusqu'à l'emploi même de l'expression «grève illégale». La grève ne peut être que licite ou illicite, selon qu'elle poursuit, ou pas, des buts qui tendent à satisfaire des intérêts professionnels des grévistes et, selon que ceux-ci usent, ou pas, de modalités disproportionnées par rapport aux buts affichés. C'est bien vrai que la loi exige un préavis, que même si elle n'a pas été précise sur ce qu'il doit comporter, à part le délai, on est en droit en inférer que ce document doit déterminer la date de début de la grève, les revendications professionnelles et la nature de la grève envisagée pour dire en particulier si elle est limitée ou illimitée, que du reste il est soutenable de déduire, par simple raisonnement symétrique, que l'employeur public doit aussi prendre sur lui de faire connaître à la partie concernée si le préavis est ou non recevable, compte tenu des conditions de validité fixées par la loi. En tout cas, il ne doit pas s'embarrasser de refuser systématiquement de connaître du préavis, lorsque la revendication porte principalement sur les revalorisations salariales, les primes ou les indemnités (tout cela confondu, on dira amélioration du pouvoir d'achat) pour répliquer que la compétence en la matière relève de la seule administration centrale, voire du gouvernement. Est-ce légitime pour autant de responsabiliser exagérément le juge des référés pour lui demander de statuer sur la régularité d'une grève qui n'aurait même pas démarré. N'est-ce pas brouiller les fondements mêmes du droit de grève en allant astreindre et affliger ce magistrat pour lui faire endosser une charge qui n'est pas la sienne. Ce n'est ni courageux ni sincère de lui faire jouer un rôle, très tôt dans le processus, alors même qu'il n'a aucune prise sur les enjeux et les tenants de la grève envisagée. N'est-ce pas plus indiqué et plus conforme à l'esprit de la loi de ne pas trop s'attarder sur le quitus initial du juge. Cela ne pourrait être d'ailleurs que partie remise puisque le syndicat imprévoyant sur les formalités qui encadrent le déclenchement à la grève peut, à tout moment et sans délai, renouveler le dépôt du préavis, en respectant strictement cette fois-ci la procédure. Il n'y a aucun gain à escompter du motif tiré du non-respect de ces exigences liminaires, certes substantielles, dont réparation pourra être apportée encore une fois à tout moment par un syndicat déterminé à aller vers la grève. En revanche, il sera toujours temps de solliciter le juge pour lui demander d'apprécier si la grève déjà engagée n'entraîne pas un trouble incontestablement illicite et de suspendre de ce fait le préavis, ce qui pourrait déjà fonder l'employeur à envisager prématurément des mesures disciplinaires pouvant aller jusqu'au licenciement de ces personnels qui persisteraient à faire grève. Si, par contre, le trouble n'est ni manifeste, ni flagrant, le juge, qui n'a pas vocation à substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien-fondé de leurs revendications, devra s'abstenir de se donner procuration pour interdire une grève, même si elle s'annonce longue et complexe. A la limite, il est concevable que le juge censure une grève seulement lorsqu'il estime avec certitude que les revendications sont manifestement déraisonnables. Ce qui veut dire que lorsque les prétentions des grévistes ne semblent pas notoirement absurdes ou extravagantes, le juge laissera se dérouler la grève jusqu'à sa résolution par la négociation ou par des voies appropriées. Sans porter de jugement de valeur, on ne peut pas passer sous silence la regrettable et excessive propension du juge des référés, comme s'il était imbu de ses prérogatives, à s'autoriser à censurer quasi invariablement le préavis de grève, au lieu de laisser l'affaire prospérer devant le juge du fond, qui se donnera au moins le temps de la réflexion. Mais, voyez-vous, ce n'est pas vraiment un gage d'assurance du fait que le juge du fond se montre souvent suiviste et s'en va censurer à son tour le préavis de grève. On ne doit pas conclure pour autant que les magistrats sont par principe contre l'exercice du droit de grève. Tant s'en faut, on peut être certain qu'ils sont plutôt victimes d'une prédisposition, louable en soi, qui leur fait privilégier les impératifs de l'ordre et de la sécurité publics qui sont à l'origine de la cohésion de la vie en société. Il leur faudra peut-être plus de temps pour s'acclimater avec une problématique, dont les enjeux ne sont pas regardés selon que l'on est dans un camp ou dans un autre. – Concernant l'initiative de la grève : les rédacteurs de l'article 27 de la loi 90-02 du 6 février 1990, susvisée, semblent avoir manqué d'inspiration, au point que si dans la dernière grève des enseignants du secondaire on avait agi dans les conditions prescrites par cet article, il eût fallu réunir en assemblée générale, constituée d'au moins la moitié des enseignants composant le collectif de tous les lycées d'Algérie, les faire voter à bulletin secret, faire requérir autant d'huissiers qu'il existe de lycées : autant dire que la grève aurait été carrément infaisable. Ceci pour bien signaler que le fait que la Constitution ait reconnu en vertu de l'article 70 le droit syndical à tous les citoyens, que ce droit a fait l'objet d'une loi, elle-même contemporaine de l'autre loi sur les conflits collectifs de travail et l'exercice du droit de grève, doit au minimum habiliter et qualifier les syndicats représentatifs, même s'ils se présentent en ordre dispersé pour déposer séparément des préavis de grève à l'occasion d'un même conflit, à pouvoir diligenter ou déclencher une grève sans référer automatiquement à leurs mandants, a fortiori lorsque la grève a un caractère national. A la rigueur, on concédera qu'il n'est pas excessif de réserver l'activation du dispositif prévu par l'article 27 et suivants pour les seules grèves de caractère local, ou fondées sur des revendications limitées à un employeur bien spécifié. Dénier cette prérogative aux syndicats représentatifs au sens de la loi reviendrait à admettre que les dispositions des articles 27 et 28 de la loi 90-02 du 6 févier 1990 ont été préméditées par malice pour prendre à revers et pour déjouer l'exercice du droit de grève. – Sur la question du service minimum : il est bien certain que le gouvernement ne doit pas se contenter des seules dispositions de l'article 38 de la loi 90-02 du 6 février 1990, modifiée et complétée. En effet, la liste des activités mentionnées reste trop générale, trop figée, trop imprécise. C'est le type même de ces énonciations qui font le délice d'un avocat inquisiteur et opiniâtre pour les battre en brèche. Même, du reste, une définition plus circonstanciée, comme de signifier que la qualité de service minimum s'attache aux activités qui, lorsqu'elles ne sont pas exécutées réellement, paralysent effectivement le fonctionnement d'un service considéré comme vital, ne suffit pas à caractériser cette notion qui reste à l'état d'abstraction. L'option normalement fructueuse, parce que opérante et opératoire, serait que l'Exécutif s'implique lui-même à inventorier un peu moins les services que davantage les activités, voire les postes de travail, justifiant d'un service minimum. On se permettra de paraphraser ici le Conseil d'Etat français qui, statuant sur la question, dira : «Il appartient à chacun des ministres ou aux échelons inférieurs qui sont sous leur autorité ou sous leur tutelle de distinguer, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, les services précis, qui en fonction de la nature de leur activité doivent assurer le service minimum, selon une quotité appropriée qui ne saurait faire obstacle à la grève de manière indirecte». Pour n'évoquer que le secteur hospitalier par exemple, il n'est pas défendable de s'en tenir seulement à la formule usitée par l'article 38, alinéa 1er de la loi 90-02 du 6 février 1990 citant le personnel de garde, des urgences ou de la distribution des médicaments comme étant en devoir de s'acquitter du service minimum. L'administration de la santé ne doit pas en rester là. Ce serait restrictif et sans bénéfice. L'intérêt est d'aller bien plus loin que cette formule succincte pour veiller à chiffrer les effectifs concernés en proportion des besoins habituels du service, de telle manière que la quantité des personnels retenus pour effectuer le service minimum soit le mieux ajustée pour faire face aux sollicitations d'un volant de malades apprécié statistiquement au regard de la demande habituelle. Rien n'interdit par ailleurs au ministre chargé de la santé de prendre l'initiative de déterminer à l'avance les dispositions permanentes à prendre en cas de grève par les établissements de santé, pour les instruire sur l'organisation optimale à mettre en place. – Concernant la réquisition : ici nous sommes dans la fiction la plus totale. Alors même que cela peut paraître évident, ou aller de soi, pour le commun de nos concitoyens il existe une catégorie de personnels qui ne sont pas formellement interdits de grève mais qui, dans des situations d'exception, peuvent très bien faire l'objet d'une réquisition, même si dans leur cas il est plus acceptable de parler d'astreinte, ou même d'assignation selon certains juristes. Il s'agit de ces personnels qui exercent des fonctions d'autorité ou qui peuvent être désignés, non en raison de leur grade, mais en considération de leur mission et des responsabilités particulières dont ils sont investis qui ne sauraient souffrir une discontinuité : parmi eux, on distingue les attachés de cabinet, les chargés de mission, les chargés d'étude et autres chefs de bureau. Quant aux titulaires de fonctions supérieures au niveau de l'administration centrale ou de la wilaya et ceux qui, par rapprochement, occupent des postes supérieurs assimilés qui ont droit incomplètement au régime qui régente les fonctions supérieurs, ils sont en revanche explicitement interdits de grève au titre même du décret qui les régit, et pour les autres des dispositions spéciales qui les concernent. En réalité, cette assignation oblige beaucoup plus ces personnels d'être à disposition et de demeurer sur place ou accessibles pendant toute la durée qui leur est commandée, pas particulièrement d'ailleurs lors d'une grève mais plus lors de circonstances particulières, voire exceptionnelles. Hormis la situation signalée ci-dessus qui n'est pas, ou si peu, archétypale de la réquisition du fait que ces personnels sont déjà régis par des dispositions statutaires très contraignantes exigeant une disponibilité continue et comportant des obligations qui vont au-delà du droit commun, excepté aussi les quelques régimes particuliers de la réquisition institués par la législation douanière ou plus ponctuellement par la loi organique relative au régime électoral qui met en place un régime de réquisition pour les personnels de vote assorti d'une peine pénale spécifique, on doit admettre pour le reste qu'il n'existe chez nous aucun droit général de la réquisition civile en temps de paix. Sauf donc les cas cités ci-dessus, et sauf d'autres situations caractéristiques que nous n'avons pas pu citer ici et, même si le code pénal fait mine de menacer en son article 187 bis «que soit puni d'un emprisonnement et d'une amende celui qui n'obtempère pas à un ordre de réquisition établi et notifié dans les formes règlementaires» les modalités de la réquisition en cas de grève restent à codifier. Ceci voulant dire que le législateur, pour ne pas désigner l'autorité publique, même si le temps présent en exclut l'urgence, doit intervenir pour encadrer la mise en œuvre de la réquisition en temps de paix par une législation de portée générale qui aura à régir les aspects disparates du concept (propriété, emploi, usage et services). Le juge en sera d'ailleurs plus que redevable pour mieux s'approprier les modalités de ce concept négativement connoté, mais dont on ne saurait ignorer qu'il peut être utile dans des circonstances de trouble. Une pareille législation sublimerait au moins le juge administratif à statuer, en bonne connaissance de cause, sur les cas concrets qui relèvent de l'article 41 de la loi 90-02 du 6 février 1990.