Quelle incroyable épopée que ce Djebel de Gilles Vincent, paru aux éditions Timée. Le romancier offre un polar étonnant dans lequel une série de meurtres nous renvoie plus de 40 ans en arrière, dans le tumulte sanguinaire de la guerre d'Algérie. Il fallait bien une sacrée dose de culot et de talent à Gilles Vincent, pour transposer en 2001, sans la travestir, la douloureuse tragédie du conflit qui endeuilla l'Algérie, bien sûr, mais aussi la France. Le romancier a su faire la part des choses, comme l'indique son éditeur, entre « deux mémoires, deux peuples » et une « souffrance commune ». Pourquoi ce livre ? Ces événements ont croisé ma vie à deux reprises, d'abord avec le départ de mon père en Algérie pour la guerre alors que je venais de naître et ce, pendant deux ans et demi. Ensuite j'ai vécu onze ans à Marseille où j'ai assisté à une fracture entre les communautés, dont la guerre est une des raisons. Je me suis dit qu'il y a quelque chose de pas digéré de cette époque. Il reste quelque chose de douloureux et donc, j'avais envie d'approcher cette période, mais par le biais du roman policier. Comment vous est venue cette histoire ? En fait, j'ai rencontré des gens dont un frère est décédé par suicide à la fin de la guerre, et au moment des faits, on n'a pas dit la vérité à sa famille, ils l'ont appris bien plus tard. Cela m'a donné le point de départ de la trame. Le détective Touraine était déjà le principal personnage d'un précédent ouvrage ainsi que Aïcha. cela m'a beaucoup intéressé de créer une femme algérienne parfait modèle d'intégration, 40 ans, commissaire de police à Marseille. Cette enquête qu'elle mène est un moyen de lui faire regarder quelque chose qu'elle a zappé, l'histoire des siens. Elle plonge dans une partie de son histoire, quoi qu'elle en dise. C'est un roman sans forcément prétendre à livrer un message, pourtant, ne voulez-vous pas signifier que, malgré tout, on ne peut pas échapper à son passé, même si on y met des tonnes de terre dessus pour ne plus le voir ? C'est vrai. Je pense qu'il y a encore un travail à faire sur ce passé et en ce qui concerne la guerre d'Algérie. il y a tout un travail qui n'a pas été fait collectivement. Individuellement, chacun gère sa vie, mais dans le collectif français, il y a quelque chose qui n'a pas été fait, un travail d'humilité, d'acceptation des fautes graves qu'on a pu commettre. C'est un travail sur la mémoire française, un autre sur la mémoire algérienne, mais aussi un travail transversal à ces deux mémoires. C'est tout de même compliqué ? Personne n'est blanc ni noir dans cette affaire. Après la guerre, il y a un temps de digestion des choses, puis les peuples renouent, il n'y a qu'à voir l'exemple de la France et de l'Allemagne. Là, entre la France et l'Algérie, il y a quelque chose qui n'a pas été réglé. Il y a comme un immense regret dans toutes les communautés, une nostalgie. Personne n'est vraiment sorti grandi de cette histoire. Les politiques y ont perdu beaucoup de crédit, l'armée y a perdu une partie de son honneur, beaucoup d'appelés ont commis des actes abominables et sont rentrés abîmés, le peuple algérien a souffert d'un grand nombre de victimes… c'est atroce. Puis, 40 ans plus tard, on peut aussi analyser ce que le pays a fait de son indépendance. Tout cela n'est pas brillant, mais il faut être optimiste. C'est un livre dont le thème est le lien entre les gens et leur passé, et je suis intimement persuadé qu'il y a des tas des passerelles possibles pour que les difficultés s'atténuent entre les deux pays. La violence dans votre roman, même si elle reste votre liberté d'auteur de fiction, paraît impossible plus de 40 ans après l'indépendance de l'Algérie, mais en fait, ne la manifestez-vous pas dans ce roman comme une sorte d'électrochoc pour faire réfléchir à ce qui s'est passé alors ? Je pense que lorsqu'on discute avec les jeunes générations, elles n'ont pas conscience de la violence dont les gens ont pu être les victimes. Pour pouvoir entraîner la réflexion, et cela n'a pas été facile, j'ai pris le soin de mettre en scène des moments d'une extrême violence, pour cet électrochoc. C'est un roman policier, mais c'est aussi un roman qui peut permettre de réfléchir. Je suis sidéré par la disproportion des victimes dans ce conflit. Là où l'armée française a perdu quelques hommes, ce sont des centaines et des centaines de victimes côté algérien, c'est comme à Ghaza lorsqu'on entend le nombre de morts palestiniens et israéliens. Mais quant à la réalité de la violence que je décris, il y a en tout homme une capacité de violence plus ou moins enterrée et qui ressort pour peu que le contexte s'y prête.