Trois décennies après les mouvements sociaux d'Octobre 1988, et l'adoption d'une Constitution «pluraliste», les médias d'Algérie se sont retrouvés résolument engagés dans une situation nouvelle à forts relents des années de plomb. A l'instar des jeux du pouvoir bridant l'évolution de la société dans sa marche de conquête des libertés pour l'alternance de gouvernement. Le moule de production du journalisme unanimiste actuellement à l'œuvre s'est, dans l'écrasante majorité des entreprises médiatiques, quelque peu libéré des oripeaux de la matrice du parti unique FLN. Pour autant, les ressorts de fond qui y sont mis en activité ne cessent de bétonner un espace d'expression et d'information à la gloire des dominants du pouvoir d'Etat et des clans qui y gravitent. Les discours qui y sont produits sont mâtinés d'idéologies renouvelées à pâte islamiste salafiste et «libérale» – version capitalisme sauvage des pays de non-droit. L'information (portée en démocratie par les genres journalistiques enquête et reportage) sur les réalités nationales y est diluée sous la masse de bruits de la communication et du commentaire. Trop souvent, les patrons et la hiérarchie rédactionnelle subissent la tentation de surfer sur les vagues les plus accommodantes avec les pouvoirs afin de jouir de leurs gratifications. Le leitmotiv est de se défausser de toute prise de risque, ce qui ailleurs – assumée dans l'art de faire et le respect de son éthique – est sève et sens social de journalisme de qualité. Amusons-nous certains jours à recenser des «pépites» d'enquêtes dans la presse nationale – ou les télés commerciales. Ou l'ENTV, dite de «service public»… Elles sont aussi rares que l'expression de dignes militants de l'opposition dans la majorité des médias privés et de l'audiovisuel sous coupe dirigiste de fonctionnaires héritiers du système années de plomb clairement défendu. Dans ce moule, l'exercice de la profession façonne à être relais de com plutôt que journaliste. De fait, après le «journalisme de communiqués» en vigueur du temps du parti unique, la production du journalisme en Algérie tend – à quelques rares dissonances – vers une nouvelle uniformisation servie via une pléthore de médias, peu enclins à exprimer et former un espace public démocratique. Eclatée dans ses repères, souvent en déficit de formation tant le système est indigent (et volontairement mis ainsi), la corporation des journalistes algériens n'arrive toujours pas à se définir dans sa composante, et encore moins dans son identité professionnelle. Si dès février 1988 des journalistes d'avant-garde ont imaginé et bâti le cadre d'organisation professionnelle du Mouvement des journalistes algériens (MJA), en octobre 2018 aucun syndicat ne les représente réellement. Et ce ne sont pas les «cellules» de la centrale UGTA, ni la coquille vide du SNJ qui pourraient témoigner de quelque résurgence des élans combatifs de la profession durant la décennie 1990. Sinon parfois dans une rituelle «commémorite» trop convenue dédiée à une centaine de consœurs et confrères massacrés ces années-là. Peut-on assez imaginer comment Tahar Djaout, créateur à mains nues de l'hebdo Ruptures, ou Rachid Mimouni, auteur des Chroniques de Tanger, seraient indignés de ce «Fleuve détourné» ?… Le nouvel espace médiatique du pays est clinquant de pluralité formelle : près de 150 quotidiens autorisés à publication (dont une trentaine ayant fermé boutique, l'ANEP tarissant sa mamelle de pub) ; une cinquantaine de télés commerciales «tolérées», même vendeuses d'appels à la lapidation d'intellectuels et militants en direct lancés par des zombis imams ; un réseau de radios totalement sous emprise de l'Etat et ronronnant, en communion avec les télévisions publiques, les louanges des pouvoirs publics. Et, tissés sur la Toile d'internet, une foultitude de messages, murmures de brouhaha d'une société qui peine à se libérer du carcan de médias traditionnels verrouillés par le pouvoir et l'argent, forcent les nouveaux portails de communication sociale. En fait de citoyens résidents, et le plus souvent vivant à l'étranger. Un ras-le-bol colossal, comme le néo-féodalisme aux mannes de gouvernance du pays. Ces murmures de brouhaha, souvent anonymes, ne peuvent (bien que parfois porteurs d'alertes courageuses et utiles) être des ressorts uniques et solides de construction d'un espace public libéré. La magie de la technique et ses vertus offertes à chacun de capter (et mondialiser de diffusion) par son smartphone images et sons d'une marche réprimée par les forces de répression ne peuvent à elles seules se constituer en ressorts constitutifs d'un espace public réel à construire. Ce réel est vivant de citoyennes et citoyens libres de se réunir, discuter, mettre en débat contradictoire des opinions et des idées à même de sortir le pays de l'ornière de l'Etat de non-droit.