A deux petites semaines de la commémoration du vingtième anniversaire du mouvement social d'Octobre 88, le Premier ministre Ahmed Ouyahia n'a pas trouvé plus intelligent et serein que d'asséner devant ses troupes du parti RND - né, comme dit la rue « moustachu », pour s'incruster dans l'une des « forces politiques » du pays : « Ce n'était pas un sursaut démocratique, mais plutôt une vaste manipulation. » Exit de ce discours - rémanent de la part des représentants du pouvoir d'Etat - le tumulte social de cette période, porteur d'un coup de boutoir contre le régime du parti unique qui continue de gangrener, sous de nouveaux avatars, la vie politique du pays. L'examen succinct des principales lames de fond qui portent l'aspiration de la société algérienne vers le respect du principe universel de la liberté de communication atteste d'une complexité qui passe au-dessus de la tête des gouvernants, parce que d'abord elle en contrarie les velléités de faire perdurer la chape autoritaire qu'ils maintiennent sur l'expression de l'opinion publique. Des sondes sur l'évolution de la presse de droit privé, le maintien du monopole d'Etat sur l'audiovisuel et les interférences de l'internet sur la société algérienne peuvent rendre le fond du parcours contrasté des médias algériens et de leurs professionnels durant cette vingtaine d'années. En dents de scie, il est possible aussi d'y décrypter des ondes vivaces encore de la charge de revendications fortes portées par le Mouvement des journalistes algériens (Mja), dès février 1988 contre l'embrigadement des médias du système Etat-FLN. Alors qu'à bien des égards le combat pour la liberté de communication s'exprime en « fleuve détourné », pour reprendre le mot du regretté Rachid Mimouni. Journalisme combatif et déficit d'organisation professionnelle La presse de droit privé/indépendante - qui compte notamment près de soixante-dix titres à prétention de quotidiens nationaux aujourd'hui - est le phénomène le plus saillant et encore en partie tonique de l'héritage du mouvement social d'Octobre 88. Même si le nombre de titres publiés est plutôt porteur de cacophonie, dans une dizaine d'entre eux l'histoire immédiate du pays continue d'y être traduite dans sa complexité, et parfois des élans d'autonomisation, face aux discours lénifiants de la télévision d'Etat. Quelques aspects de ce domaine doivent être cités en ce qu'ils expriment le détournement de la formidable dynamique, née au tout début de la décennie 90, quand de la corporation des journalistes a rapidement imaginé et créé de nouveaux titres, postulés alors naturellement « indépendants ». Il serait réducteur de ne voir qu'un seul facteur à l'origine du marasme actuel de cette presse de droit privé - sinon le marécage dans lequel elle tend à être confinée. Celui de la volonté et des actions des pouvoirs publics, souvent décriés, et dont tout l'intérêt est bien sûr de la bâillonner ou, mieux, l'instrumenter. Ces objectifs sont plutôt bien atteints en 2008, après une espèce de rouleau compresseur qui en a bétonné la voie depuis le second mandat présidentiel de M. Bouteflika. Avant cela une batterie de dispositifs réglementaires a mis au pas les élans de liberté d'expression via la presse. Successivement, ont été promulgués, notamment, les décrets portant état d'urgence (9 février 1999), d'abrogation du Conseil supérieur de l'information (octobre 1994) et l'arrêté de juin 1994 portant contrôle de l'information sécuritaire, avec son dissuasif contrôle a priori de la publication. En couronnement sont venus, en juin 2001 - via le Parlement ! - les amendements apportés au Code pénal. Une épée de Damoclès lourde de peines draconiennes, d'argent et de prison, contre le journaliste, l'éditeur et l'entreprise elle-même, est ainsi brandie. Des effets d'usure au sein de la corporation (frappée de plein fouet par la tragédie nationale) ont aussi induit un grave déficit de ses capacités à définir un socle commun d'identité professionnelle à travers des organisations librement construites. Le fait est que depuis le MJA, vite laminé, la corporation a été éclatée dans sa composante, et a du mal à se définir dans une organisation professionnelle fédératrice et efficace à définir des principes de défense des intérêts moraux et matériels des journalistes. Crées dans l'improvisation, les syndicats successifs du MJA, jusqu'à l'actuel SNJ - coquille vide, qui n'a pas tenu de congrès depuis le début de la décennie 2000 - n'ont pu surmonter une distorsion de fond, allant en s'aggravant : le statut réel des journalistes au sein des entreprises éditrices. Cautère de circonstance, le texte réglementaire relatif au domaine et adopté par décret en juin 2008 semble bien programmé à une usure mort-née. On aura noté que la plupart des principaux acteurs devant être impliqués dans le dispositif projeté - les éditeurs de journaux - n'ont pas daigné au moins discuter du projet de texte. La raison de fond en est que sur la forte soixantaine de quotidiens publiés, moins d'une dizaine le sont par des entreprises ayant une gestion respectueuse des droits élémentaires des travailleurs. Un indicateur universel expressif en la matière est le nombre de journalistes salariés, déclarés tout simplement au système de couverture sociale. L'examen des réalités de ce droit au sein de la majorité des entreprises algériennes du secteur tend à montrer que souvent les éditeurs réduisent le nombre de salariés à peau de chagrin, allant jusqu'à la caricature de fabriquer des « journaux sans journalistes », en recourant aux pigistes corvéables à merci. Non pas que les collaborateurs extérieurs n'aient pas d'utilité à la production d'un journal ; mais dès lors que leur apport est quasi majoritaire en surface rédactionnel, et sans reconnaissance de leurs droits, l'on se trouve - vingt ans après le sursaut du MJA contre l'arbitraire des directeurs des journaux de l'Etat-FLN - face à de nouvelles formes de servitude, imposées par des « entrepreneurs de presse » attirés seulement par le business. Il existe comme une distorsion criante entre, d'une part, la combativité des journalistes pour leurs droits professionnels depuis octobre 88, et une centaine de professionnels assassinés et quelque cinq cents autres forcés à l'exil durant la décennie 90 et, d'autre part, l'état amorphe actuel de la corporation à réagir collectivement face aux risques de son émiettement, voire d'un détournement du sens de son travail et de son utilité sociale. Dans les métiers de la communication, l'on a la conviction que c'est de la diversité de structures d'organisations (syndicats, associations selon les spécialités et régions, etc.) que des règles d'éthique et de déontologie, volontairement partagées, peuvent être érigées et appliquées. Une télévision d'état asservie à la propagande et à la pub de marques étrangères Un bref retour sur le dispositif de régulation de l'audiovisuel algérien codifié par la loi sur l'information du 3 avril 1990 - « gelée » sous décret d'état d'urgence - peut apporter un éclairage sur les jeux du pouvoir d'Etat en matière de liberté de communication. Cette loi marque une rupture par rapport au « Code de l'information » de 1982 et aux précédents dispositifs réglementant le domaine dans le sens d'une ouverture inédite de l'audiovisuel. Les moutures de projets de loi qui se sont succédé depuis le début de la décennie 2000 y ont toutes fait référence. La loi de 1990 est héritière de la Constitution de février 1989, censée mettre fin au monopole du FLN sur la vie publique. Cette ouverture des médias à la société est inscrite dans les articles 3 et 4 du texte de loi. Le texte déclare la presse écrite, la radio et la télévision ouvertes à l'investissement de capitaux privés, de coopératives ou d'associations. Nouvelle instance de régulation instituée, le Conseil supérieur de l'information (CSI) se voit investi d'une responsabilité et de missions déterminantes dans le secteur. En son socle, l'article 59 stipule : « Il est institué un Conseil supérieur de l'information, autorité administrative indépendante de régulation, jouissant de la personnalité morale et de l'autonomie financière. » La mission de régulation du CSI touche l'ensemble des médias du pays qu'ils appartiennent à l'Etat, aux partis politiques ou à des privés. L'article 72 du texte détermine ainsi la composition du Conseil : sur ses 12 membres, nommés par décret, 3 sont choisis par le chef de l'Etat, 3 par le président de l'Assemblée populaire nationale et 6 sont élus à la majorité absolue par les journalistes professionnels de la radio, de la télévision et de la presse écrite « justifiant d'au moins 15 ans dans la profession ». La marge d'autonomie du Conseil par rapport au pouvoir politique en place est donc relative : il choisit la moitié de ses membres et l'autre moitié est constituée de journalistes ayant le plus longuement pratiqué le journalisme aux ordres de « l'ancien régime ». A noter le pouvoir prépondérant du président du Conseil dans l'organisation des travaux et nommé par le chef de l'Etat. La réorganisation de la télévision algérienne en Entreprise nationale de télévision (Entv) après l'adoption de la loi sur l'information a maintenu la tutelle du ministère sur l'établissement et esquisse une certaine ouverture. Ainsi, en matière d'information, « l'établissement doit assurer l'expression pluraliste des courants de pensée et d'opinion dans le respect du principe d'égalité de traitement, de l'honnêteté, de l'indépendance et des recommandations du Conseil supérieur de l'information » (art.4). Cependant, l'article 12 du même texte stipule que la télévision se doit « d'assurer à tout moment la réalisation et la programmation des déclarations et des communications du gouvernement, sans limitation de durée et à titre gratuit ». Près de deux décennies plus tard, l'office algérien de télévision demeure propagandiste dans sa programmation et ses ressources sont soumises au poids des règles de marchandisation. De fait, l'entreprise d'Etat est comme « libérée » du cahier des charges de la loi de 1990, en particulier de ses obligations de service public. Ses programmes d'information sont une caricature de propagande d'Etat et de fermeture à l'expression des voix d'opposition. Par ailleurs, les programmes d'information effacent avec constance les événements liés au terrorisme, au point de les faire tomber dans le « trou de mémoire » Si ces actes sont « condamnés » en de longs commentaires psalmodiés au journal télévisé, ils ne sont jamais rapportés selon les normes du journalisme élémentaire, encore moins mis en perspective. Des indices d'un autre type de détournement de missions de service public de la « télévision nationale » sont inscrits dans son catalogue de production nationale. Hormis les programmes d'info, la tentation lancinante est à l'importation de productions étrangères, dans des conditions opaques managées arbitrairement par son directeur général. La logique du « boss » de cette entreprise est de mettre en œuvre le poids de ses ressources financières plutôt à l'achat de programmes qu'à la production. En lame de fond, s'y opère une privatisation de l'intérieur. Internet, une économie extravertie et des bouffées d'oxygène pour les citoyens L'amorce de libéralisation du secteur est marquée par le décret de juillet 1998 du Conseil du gouvernement ouvrant à l'investissement privé l'activité de fournisseur d'accès à internet. Activité jusque-là relevant du monopole de l'organisme public en la matière : le Centre de recherche en informations techniques et scientifiques (CERIST). La loi n°2000-03, « fixant les règles générales relatives à la poste et aux télécommunications », élargit le champ d'intervention des opérateurs privés, y compris citoyens étrangers dont les entreprises sont de droit algérien. La pénétration d'internet en Algérie s'effectue en dents de scie. Les principaux freins à son expansion sont : un réseau téléphonique fixe limité (moins de 10% d'habitants disposent d'une ligne fixe, alors que les projecteurs sont braqués sur les scores d'abonnement à la téléphonie mobile) ; et des providers assujettis à des procédures administratives lourdes. Malgré tout, l'ouverture de cybercafés se fait sur simple déclaration d'activité commerciale depuis la loi de 2002. Sur le plan sociologique, ces espaces collectifs d'accès à l'internet sont comme un remake de l'équipement en antennes paraboliques opéré à la fin de la décennie 80 pour recevoir les télévisions étrangères. Un autre fait observé fait sens : partis quasiment à la même époque comme de nouveaux et juteux secteurs d'investissement ouverts aux opérateurs de droit privé, au début des années 2000, l'évolution de l'internet a connu une courbe bien moins exponentielle que celle de la téléphonie mobile. Les deux opérateurs privés de ce domaine, Orascom et Watania, qui sont respectivement d'origine égyptienne et koweitienne, en concurrence avec « l'opérateur historique » Algérie Télécom affichent des chiffres d'affaires faramineux. Le taux de pénétration de la téléphonie mobile est passé de 54 000 abonnés en 2000 à 28 millions d'unités à la fin 2007 -, ce qui est énorme rapporté à une population de 34 millions d'habitants. Arrosant de publicités les médias nationaux, ces entreprises alignent des chiffres d'affaires impressionnants et des projets d'expansion sur d'autres segments du marché de l'Internet dans le pays. Leur puissance de lobbying sera déterminante pour l'avenir du secteur. Comme la télévision, Internet souffre d'une externalisation de son activité. Avec l'absence de contenus et de sites - des organismes officiels sont domiciliés à l'étranger ! - d'autres indicateurs expriment les difficultés des providers nationaux à consolider leurs activités. Parmi les quelque 200 registres déposés pour cette activité depuis 2000, seuls 4 à 5 d'entre eux exercent actuellement. Parallèlement, l'on assiste à l'arrivée de « fournisseurs de solution », filiales de multinationales. Les deux opérateurs de téléphonie mobile évoqués plus haut semblent les mieux à même d'investir ces nouveaux marchés. Le projet de privatisation d'Algérie Télécom, suscitant actuellement un vif intérêt auprès des investisseurs internationaux, est de nature à cadrer plus précisément les appétits des deux multinationales déjà fortement présentes sur le terrain. Le processus de « libéralisation » devrait ainsi trouver son aboutissement, excluant plus expressivement toute velléité d'acteurs nationaux à entrer dans le jeu de cette « concurrence » opaque. Le dynamisme qui a marqué la presse nationale depuis octobre 88 et le combat courageux et salutaire de nombre de ses professionnels contre la barbarie intégriste peinent à trouver un transfert vers les médias audiovisuels et l'internet. Sans texte de loi régulant les médias, l'emprise des recettes de marchandisation lamine l'expression citoyenne, au bénéfice du « tout divertissement », anesthésie généralisée administrée à la société pour lui faire passer les affres générées par la libéralisation sauvage en cours. Dans ce contexte, l'aspiration à la modernité tend à être réduite à une simple accumulation de gadgets technologiques. Ce n'est pas du nationalisme éculé, ni un crime de lèse-internet que de postuler pour la nécessité d'une expression libérée d'abord à l'intérieur de la société algérienne ; alors même que des blogs, des sites et des télés satellitaires n'ayant pas pied de réalité dans le pays peuvent faire parvenir, en appoint, des messages salutaires en bouffées d'oxygène pour les citoyens.