Une des questions qui animent les débats au niveau de la sphère andalouse ces dernières années est sans conteste celle qui concerne la méthode d'apprentissage ou de formation des élèves au sein des associations. En effet, deux points de vue sur la question opposent les tenants de la méthode dite «conservatrice», c'est-à-dire celle basée sur la répétition des morceaux après découpage de la mélodie par le Maître, et celle qui consiste à se baser sur l'exécution du même morceau à partir d'une partition musicale préalablement écrite. Nous avons pris pour habitude d'opposer les choses et de nous mettre dans des situations, parfois difficiles, de choix. Il en est de même pour ce qui concerne la méthode d'apprentissage la plus appropriée… «Hadi walla hadi», disait le vieil adage. Si la première méthode a permis à des générations de musiciens et autres interprètes de la musique andalouse de pénétrer les secrets des riches et ô combien envoûtantes mélodies, sur la simple base de la répétition sans aucune connaissance de la codification «universelle» du solfège, elle a cependant nécessité qu'ils y consacrent du temps pour une mémorisation exacte et permettre l'interprétation sans aucune altération ni fioriture. Il va sans dire que le Maître a, lui aussi, investi du temps et de la persévérance pour arriver à une certaine homogénéité dans l'exécution de la mélodie par ses élèves du fait de leurs différences de niveaux et d'aptitudes d'assimilation. Il nous est arrivé à tous de vivre une hésitation, voire un oubli de la part du Maître quant à une réplique musicale d'un «ghsen» pas nécessairement identique au «koul» tant la différence mélodique était imperceptible du premier abord. C'est souvent par honnêteté intellectuelle, voire par devoir moral que les correctifs ou mises au point se font lors de séances ultérieures, non sans une certaine gêne de leur part allant jusqu'au mea-culpa pour un oubli, somme toute, naturel eu égard parfois à l'âge ou tout simplement à la richesse monumentale de ce patrimoine, que le cerveau humain n'est pas censé retenir dans sa totalité. Que dire alors des oublis non corrigés ou qui n'ont même pas été relevés par leurs auteurs, ceux-là mêmes qui sont en charge de l'apprentissage des jeunes générations ? Il en a découlé des débats interminables sur l'«authenticité» de telle ou de telle interprétation apprise auprès du Cheikh untel qui a eu le malheur, quant à lui, de reproduire une simple nuance dans l'exécution de la pièce musicale faite par son Cheikh quarante années plus tôt. On pourra citer l'exemple du début de la touchia «ghrib» qui continue de s'exécuter de deux manières différentes malgré l'enregistrement du Maître, feu Sid Ahmed Serri dont on ne glorifiera jamais assez le travail colossal de sauvegarde du patrimoine qu'il nous a légué. A propos d'authenticité, l'immense El Hadj M'hamed El Anka aurait répondu à ses détracteurs qui lui reprochaient d'avoir osé une originale et belle «khana» (fioriture) «que celui qui a reçu l'enseignement directement de Zyriab vienne me l'enseigner»… C'est dire que tout est permis en l'absence d'une transmission par un support écrit et certifié juste. A notre sens et pour éviter ce genre de dérives, il suffira tout simplement de «figer» les mélodies une fois pour toutes à l'instar des autres musiques par le biais du langage solfège, ce qui ne sera sans doute pas une première. En effet, au niveau des Conservatoires et pour les classes de musique andalouse, la pratique existe déjà et il en est de même, fort heureusement, pour certaines associations musicales. A l'occasion d'un déplacement en 2003, le président du Conservatoire de Fès, Si Mohamed Briouel, a eu la gentillesse de m'offrir un exemplaire de la partition de la nouba Ghribet EL H'cin ; ce document servait de base pour l'apprentissage des élèves de l'Institut. Pourquoi nous nous privons de ce moyen didactique qui est à la portée et c'est sans jeu de mots, de nos professeurs de musique formés par les instituts de musique ? L'apprentissage du solfège est indispensable et nécessaire pour la formation des élèves au sein des associations. Les élèves des classes supérieures devraient acquérir à terme les compétences de lecture et d'interprétation aisées d'une partition d'un «neklab», d'une «touchia» ou d'une «nouba». Par ailleurs, il n'est pas question ici de suggérer de solfier les «istikhbar» instrumentaux, dont l'interprétation relève presque de la spiritualité (rouhani). On connaît la place qu'occupe l'improvisation dans la manière de jouer et surtout l'état d'âme du musicien qui impacte nécessairement cette même interprétation. Il est communément admis que deux interprétations d'un «istikhbar» par le même musicien ne sont jamais identiques. Les «khanate» intelligemment placées feront la différence et ce n'est ni Anys Mhamsadji, grand virtuose de la mandoline ni même le Dr Mouloud Bennoune, pianiste émérite, qui diront le contraire, et ce, malgré la parfaite maîtrise du solfège par ce dernier. Ainsi donc, cet apprentissage devrait commencer dès les premières classes avant le passage à l'instrumentation. Le reste de la formation n'en sera que plus aisé. Au fait, nous demandons bien aux élèves des jeunes classes de se munir d'un cahier pour écrire les textes et les mémoriser par la suite… pourquoi nous ne ferions pas de même s'agissant de la mélodie ? Par cette modeste contribution à la réflexion sur les moyens de conservation de ce patrimoine, j'ai volontairement exclu le recours à la partition au moment de l'interprétation de la nouba ; mes propos ne concernent que la formation et la phase d'apprentissage des mélodies uniquement. Il n'est pas question de se concentrer sur la partition pour interpréter une touchia, la mémorisation reste, à mon sens, la meilleure façon d'exécuter un morceau de musique andalouse… il y a une âme qu'il est difficile d'assurer au moment de l'interprétation par le simple recours à la partition. Peut-on imaginer des guitaristes gitans tels que Manitas de Plata jouer du flamenco les yeux rivés sur une partition ? D'ailleurs, les morceaux les plus envoûtants sont exécutés les yeux fermés tellement… «el kheloui !» Les deux méthodes savamment appliquées par un professeur maîtrisant à la fois le solfège et les mélodies andalouses permettront d'acquérir des compétences techniques instrumentales à un rythme et un volume beaucoup plus riches. En effet, il suffira aux élèves des classes supérieures de prendre connaissance de la mélodie sur la base d'une partition et il restera au Maître d'apporter les correctifs nécessaires et d'assurer la coordination entre les différents musiciens sur la base de ses profondes connaissances et de sa longue expérience et maîtrise de la musique andalouse. C'est ce qui fera la différence avec l'interprétation du même morceau par un musicien forgé uniquement à la musique classique dite «universelle» et dont le moyen didactique demeure la seule partition. Par cette démarche, j'estime que nous pourrons nous orienter résolument vers la justesse dans l'architecture de la mélodie selon des règles tirées de la nouba elle-même et non des erreurs clairement mises au jour par des spécialistes, reproduites et enseignées en l'état au motif que c'est «la version du Cheikh» et qui ne peut donc être que juste et authentique! Comment expliquer alors qu'elle soit différente de celle d'un autre Cheikh dont la notoriété est tout aussi avérée… ou «fel h'dith kyass»… El Mahdi Ourabia Membre de l'Association El Fakhardjia [email protected]