L'ouvrage de Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie à l'université Columbia de New York, et de Jean-Loup Amselle, spécialiste de l'Afrique et directeur d'études à l'EHESS de Paris, témoigne, s'il en était besoin, d'attachements à l'Afrique, mais l'attachement à un même objet ne signifie pas pour autant qu'il y ait entente ou même empathie entre les auteurs. Bien au contraire, la construction du livre, fondé sur le principe de la discussion rationnelle, laisse apparaître en filigrane les passions et les affects liés aux expériences. Ceux-ci rendent le livre riche, parfois mouvementé. C'est à leur aune que le plus souvent se construisent les oppositions, et d'abord en matière de positionnements dans le champ des idées. Nous ne rendrons compte ici que de certains aspects propres à intéresser les Algériens en tant qu'Africains. Universalisme, culture et identité C'est l'«universalisme de surplomb» dénoncé par le philosophe Merleau-Ponty que récuse à son tour B. Diagne. L'«universalisme de surplomb», c'est la position qui consiste à imposer une raison prétendument universelle à des sociétés quel que soit le contexte dans lequel elles évoluent. Cet universalisme doit être distingué de l'universel, défini par B. Diagne comme, d'une part, une «commune humanité» et, d'autre part, non un acquis mais un projet à construire dans des situations concrètes. Pour J.-L. Amselle, au contraire, rejeter cet universalisme, ce serait rejeter la possibilité de poser des questions à partir de situations transversales et notamment de la lutte des classes. Pour cet universitaire qui s'oppose à la «nostalgie primitiviste» (la croyance qu'il y aurait eu un âge d'or avant la colonisation), l'anticolonialisme en serait entaché ; à l'encontre de cette position, il défend un «universalisme matriciel» sans pour autant s'interroger sur les conditions d'énonciation. B. Diagne rappelle le «privilège blanc» – que tous les pays d'Afrique ont bien connu ––, celui qui consiste à regarder sans être regardé, de voir sans être vu (comme Sartre l'avait souligné dans Orphée noir). On a ainsi pu écrire : «la décriée civilisation occidentale… a su comprendre les cultures particulières, lesquelles n'ont jamais rien compris à elles-mêmes». Donc définir l'universel comme visée permet de dialectiser, par-delà les appartenances à telle ou telle société, recherche du commun et spécificités culturelles et d'avoir comme horizon un universel «véritablement universel». Quelle vision de l'Afrique ? Pour B. Diagne, l'Afrique se conçoit sur le temps long : elle est incompréhensible si on dissocie l'Afrique subsaharienne de l'Afrique du Nord ; les routes qui parcourent l'Afrique ont été empruntées par les commerçants dès la haute Antiquité. Pour B. Diagne, «le Sahara ne constitue pas une séparation entre deux mondes, l'”arabo-berbère” au nord du désert et le ”noir au sud”, mais un espace d'échanges qui a toujours été parcouru par les personnes, les biens et les idées». C'est par ces routes que l'islam a frayé son chemin. A quoi J.-L. Amselle rétorque que l'Afrique comme l'Europe sont des inventions cartographiques et, en ce qui concerne l'Afrique, liées au moment colonial. Sur un autre plan, B. Diagne définit l'Afrique comme une projection, un désir dont les institutions panafricaines sont la traduction. Ce désir d'Afrique ne peut être confondu avec un essentialisme qui considérerait l'Afrique comme immuable et imperméable aux échanges. Les Africains des diasporas tout comme ceux du continent sont engagés dans des dynamiques concrètes. En aucun cas, il ne s'agit de suivre le schéma de la séparation et du clash des civilisations de Huttington. Parce qu'il y a deux visions opposées, l'une considérant l'affirmation d'acteurs africains, l'autre voulant en contenir les dérives possibles mais sans prendre en compte la dimension dynamique du désir d'Afrique comme projet politique. Il s'agit d'un vrai ouvrage de pensée, à la recherche d'un horizon commun de compréhension, où la réflexion est étayée par des cas concrets tirés de l'actualité récente. A lire absolument.