Né à Alger (El Biar) en 1930 d'une famille juive, décédé à Paris en 2004, Jacques Derrida a toujours gardé au plus profond de son ego une nostalgie non exprimée vers ce pays d'enfance si proche, si lointain qu'est l'Algérie. D'ailleurs, un pays qu'il n'a pu revenir qu'une seule fois en 1971. L'incroyable aventure et prestigieux parcours de l'intellectuel qu'est Jacques Derrida, étalé pratiquement sur une demi-siècle, a vu le jour à l'université de la Sorbonne. Au début des années 1960, il enseignait alors la philosophie générale assistant à plusieurs grands maîtres de philosophie de l'époque, notamment Suzanne Bachelard, Georges Canguilhem, Paul Ricœur et Jean Wahl, plus à l'Ecole normale supérieure (ENS) à l'invitation de Jean Hyppolite et Louis Althusser. En 1984, il devient directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il y tiendra un séminaire chaque année. Sans oublier l'aventure américaine de Jacques Derrida qui a débuté à l'université Johns Hopkins à Baltimore et couronnée à la New York University, en passant bien sûr par d'autres centres d'études et universités en Amérique et de part le monde ; ce qui rend Derrida le philosophe français le plus connu et le mieux considéré, mais aussi le plus critiqué aux Etats-Unis vu sa critique radicale du totalitarisme libéral grandissant et inquiétant à la fois. Cette critique se trouve schématisée d'une manière récapitulative dans son « Concept du 11 septembre », intitulé initialement Philosophy in a time of terror. Il répondait, avec l'implication du philosophe allemand Jürgen Habermas, à des questions posées par Giovanna Barradori. En effet, insiste Derrida, on ne parle du 11 septembre comme événement articulatoire de l'ordre mondial d'après-guerre froide que parce qu'on ne dispose d'aucun concept authentique et rigoureux pour qualifier l'événement qui a eu lieu. Ce qui rend de syntagme 11 septembre un moyen pour conjurer la terreur et dénier l'impuissance à conceptualiser. N'apparaissant que comme le signe avant-coureur d'une menace plus grave où le pire est encore à venir et le traumatisme ne peut être pris dans un processus de deuil, le 11 septembre passera, pour Derrida, du cadre événementiel limité à une réflexion systématique plus large et plus profonde. Donc, si Jacques Derrida est le penseur Français qui a eu le plus d'impact sur le champ intellectuel américain d'après la constatation de Thomas Bishop directeur du Center For French Civilization and Culture de New York, qui parle avec un ton serein d'un « Derrida américain », dont l'existence est plus solide qu'en France. Cela ne veut pas dire que les philosophes et critiques littéraires américains ne sont pas méfiants de la déconstruction derridienne comme ils sont méfiants d'ailleurs, de toute la « philosophie continentale » perçue comme antagoniste de leur propre philosophie analytique et pragmatique, à l'exception près du philosophe Richard Rorty qui s'est spécialisé dans cette philosophie même, à savoir la philosophie continentale. Ses études sur Nietzsche, Heidegger, Husserl et Gadamer trouvent un succès grandissant aux Etats-Unis et dans le continent. Ainsi, l'approche derridienne pour déconstruire ce monde moderne devenu de plus en plus cruel, s'entrecroise avec celle élaborée par la philosophe allemande Hannah Arendt, figure emblématique de la pensées sociale et politique d'inspiration critique durant les années 1960. Néanmoins, même si Hannah Arendt s'est souvent inspirée de la pensée de Martin Heideigger, notamment ses premiers écrits, elle a carrément changé de ligne directrice en se focalisant sur des phénomènes qu'elle estimait sans précédent. A travers ses différents ouvrages, dont Les Origines du Totalitarisme (1929), Condition de l'homme moderne (1958), Essai sur la Révolution (1963), Du mensonge à la violence essais de politique contemporaine (1972), Hannah Arendt était toujours à la recherche de l'origine du mal, à savoir les éléments et les mécanismes susceptibles d'entraver les démarches de l'homme d'être véritablement humain. Dès lors et à travers des épreuves rudes, se précise l'image d'une philosophe critique qui s'est sans cesse confrontée à la réalité du monde d'aujourd'hui et qui a su donner une vision non conforme aux stéréotypes dominants. Ainsi, résumer Derrida dans un article, aussi parfait soit-il, est une tâche redoutable, car quoi que je dise ma réponse reste toujours une quête inachevée, sinon universalisant de cette œuvre unique, vivre et déconcertante, forte de plus de 80 ouvrages et un champ d'investigation conjugué au pluriel. Néanmoins, je distingue trois moments forts dans cet héritage derridien si complexe. 1- Le moment phénoménologique : le souci phénoménologique était omniprésent dans l'entreprise Derrida, mais une remarque s'impose ici. Le philosophe Emmanuel Lévinas reste le premier à avoir introduit dès 1930 la phénoménologie de Husserl en France, puis viennent les autres phénoménologues dont Sartre et Merleau-Ponty. Le lien intense qu'entretient Derrida avec la phénoménologie était manifeste depuis ses premiers écrits. En 1962, il publiait De l'origine, de la géométrie de Husserl, qu'il accompagne d'une introduction d'une importance majeure, qui reste jusqu'à nos jours la première référence phénoménologique de Derrida. Mais tout d'abord qu'est-ce-que la phénoménologie ? La phénoménologie pour Husserl, c'est « décrire la chose telle qu'elle apparaît, c'est-à-dire sans présupposition spéculative, métaphysique, devrait être simple »(1). Comment fonder la philosophie en certitude A l'instar de Husserl, le principe des principes pour Derrida est le retour aux choses mêmes, le primat de la conscience de quelque chose sur la conscience de soi à travers sa découverte fondamentale : l'intentionnalité, et le principe de réduction phénoménologique, dont l'ambition est de fonder la philosophie en certitude. A travers cette réduction, Derrida cherche à opérer le passage de la chose mesurée à l'objet intentionnel dans son idéalité car celle-ci, pour Derrida, dépend de « l'iternabilité » et la présence du présent résulte de la répétition et non l'inverse comme prévoit la tradition métaphysique. Dans La voix et le phénomène (1967), Derrida abordait la question du signe analysé dans « les recherches logiques », ce qui place ce dernier comme étant une application à tendance sémantique de la conceptualisation avancée auparavant. Cependant après Husserl, Derrida allait se tourner vers Heidegger, grand maître de l'ontologie existentielle et philosophe du Dasein, hélas cette relecture de Heidegger mérite une autre réflexion. 2- Le moment grammatologique : l'aventure intellectuelle de Jacques Derrida, simultanément avec celle de Foucault, a marqué la philosophie française non structurée, c'est-à-dire celle qui s'est développée hors circuit universitaire connu par ses tendances traditionalistes et spirituelles. Ainsi, des ouvrages comme L'écriture et la différence (1967), De la grammatologie (1967), Marge de la philosophie (1972), Positions (1972) sont aujourd'hui des classiques. Au commencement, il y a le mot, l'écriture aussi devient un jeu de mots, si comme je ne pensais rien avant d'écrire. Voilà exactement le thème principal de son ouvrage magistral De la grammatologie. Pourtant, cette approche derridienne est en totale contradiction avec celle en vigueur depuis un temps très ancien notamment celle véhiculée par J-J. Rousseau dans son Essai sur l'origine des langues. Car pour Rousseau, les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne sert que de supplément à la parole. De la grammatologie est une réévaluation radicale de la notion d'écriture, mais comment écrire sur cette écriture qui nous propose une autre écriture ? Quel est vraiment le but attendu de cette écriture ? Pour ne pas se perdre davantage et prévenir tout malentendu où prétention à l'universel, Derrida précise dès le début : « Le concept d'écriture devrait définir le champ d'une science. Mais peut-il être fixé par les savants hors de toutes les prédéterminations historico-métaphysiques que nous venons de situer fort sèchement ? »(2) Ce qui signifie que l'idée même de la science est liée, structurellement, à une certaine réalité historique bien déterminée de l'écriture et que cette écriture par la suite devrait chercher son objet d'étude à la racine de la scientificité. La nouvelle forme de l'écriture suppose, parallèlement, une autre forme de la science qui n'aurait plus à faire recours à la logique, mais plutôt à la grammatique. Car, la question posée ici et d'ailleurs d'une manière pertinente est la suivante : est-ce qu'il y a un « lien structurel » entre la linguistique en raison de son fondement phonético-phonologique et la grammatologie en raison aussi de son fondement marpho-syntaxique, dont il est considéré comme étant la première étape d'un processus qui mène directement à une conceptualisation lexico-sémantique. En quoi donc la linguistique qui veut être la science du langage sera utile pour la grammatologie qui prétend être le science de l'écriture ? Quoi qu'il en soit, je n'ai nullement l'intention d'avancer une réponse catégorique, surtout que Derrida lui-même est à mi chemin entre les deux disciplines, cette question est toujours un lieu de controverses. 3- Le moment nostalgique : tout ce qui n'est pas phénoménologie où grammatologie figure sur le manifeste nostalgique de Jacques Derrida. Ainsi, nostalgie peut signifier à l'aide d'un jeu de mots « nostalger » et quand elle sera déconstruite par la suite elle devient un amour pour Alger. C'est vrai l'image d'Alger est opace, perturbée et lointaine certes, mais elle n'empêche qu'elle est présente dans l'esprit de Derrida ne serait-ce que pour son propre plaisir d'enfance. Dans l'un de ses derniers livres intitulé Sur parole, il mit l'accent sur cette enfance algéroise que je qualifie d'heureuse dans un pays qui souffre. D'ailleurs, je pense qu'elle ressemble étrangement, même si le lieu est différent, à celle menée par le héros de L'Enfant noir de Kamara laye et non pas à celle vécue par Kocumbo L'Etudiant noir d'Aké Loba. Mais le désir ou plutôt le plaisir de décrire son enfance réside aussi dans le fait que chacun cherche, désespérément, à détourner une réalité en net décallage avec ses espoirs et ses espérances. C'est ainsi « pour ressaisir au plus proche l'opération de l'imagination créatrice, il faut donc se tourner vers l'invisible de la liberté poétique. Il faut se séparer pour rejoindre en sa nuit d'origine aveugle de l'œuvre »(3). Ainsi, Derrida nous incite à explorer les zones de la psychie non exploitées jusqu'à maintenant, dont l'inconscient, l'invisible le non dit, l'impensable pour ne pas dire le déraisonnable. Une invitation à la reconnaissance de l'autre Si la nostalgie est ce retour au plus profond de soi-même afin de pouvoir entamer des investigations au niveau de cette zone délimitée qu'est l'inconscient et par la même réactiver par une mémoire en perte de souvenirs. Elle est aussi une invitation à la reconnaissance de l'autre, l'autre lointain mais surtout l'autre proche au-delà des races et des religions. Certes, il y a toujours un résidu d'altérité, dont on n'a jamais à contourner, mais tous cela ne peut en aucun cas influencer notre relation avec l'autre car l'autre, c'est l'amitié, l'hospitalité, la justice, la différence et la « différence », la tolérance, le pardon et surtout avoir plus de sensibilité à l'encontre des malheurs des autres. Malgré ses voyages interminables de par le monde, Derrida était toujours présent où le devoir de solidarité s'impose. Ainsi, il était à Paris avec les étudiants durant les événements de mai 1968, il rencontre à Jérusalem et sur les territoires occupés des intellectuels juifs et palestiniens pour les inciter à découvrir la tolérance et le bon voisinage dans deux Etats indépendants. En 1998, il rencontre en Afrique du Sud le militant de la cause humaine Nelson Mandela, dont il était un grand admirateur. Il a aussi pris mesure du vif débat qui a accompagné le travail de la fameuse commission Vérité et réconciliation (TRC), présidée par l'évêque Desmond Tutu. Pour Derrida, le pardon n'est envisageable que s'il y a de l'impardonnable, oui, le pardon est possible, mais rien ne s'efface totalement. Terminer cet hommage ne saurait l'être, sans préciser que ma première étude détaillée sur l'œuvre de Derrida remonte déjà à une vingtaine d'années, depuis je n'ai cessé de l'admirer dans la différence. Son itinéraire, à mon avis, reste inachevé. Notes de renvoi : 1) Jacques Derrida : Sur parole : instantanés philosophiques, éd. de l'Aube, Paris, 1999, p. 75. 2) Jacques Derrida : De la grammatologie, éd. de Minuit Paris, 1967, p. 42 3) Jacques Derrida : L'écriture et la différence, éd. du Seuil, Paris, p. 17