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Sadek aïssat, le nageur mélancolique
Une œuvre enracinée dans l'amour de la vie
Publié dans El Watan le 13 - 01 - 2005

J'ai très peu connu Sadek Aïssat et ce que je sais de lui, je le dois plus à ce que m'ont dit ses proches - très peu nombreux - qu'à ce qu'il a pu me dire lui-même. Peu disert, volontiers méditatif lors de nos rencontres, il me parlait alors de musique et de littérature, exclusivement, comme si rien d'autre n'avait lieu d'être, n'avait d'existence réelle ou d'intérêt. La musique et la littérature.
Ce qu'elles peuvent dire, faire vivre, ce qu'elles taisent. Lorsque la nouvelle de sa mort m'est parvenue - par téléphone, on apprend toujours ce genre de nouvelles par téléphone, comme si le filtre de la distance était une sorte de pudeur - une partie de moi-même s'est effondrée. C'est à lui que j'ai pensé en rédigeant ces mots, et c'est par lui qu'ils me sont venus et, véritablement ému, c'est à sa femme et à ses deux filles que je pense aussi. Curieusement, les écrivains ne se sont jamais réellement intéressés à ce qui pouvait bien se tramer dans l'esprit d'un sportif lorsqu'il est au cœur de son effort. Curieusement, en effet, car voilà un sujet tout aussi excitant qu'une guerre civile, une catastrophe naturelle, un mouvement social ou la chute d'un dictateur. L'écrivain téméraire, qui s'aventurerait sur ces pistes, découvrirait un gisement romanesque inédit, inépuisable. Et s'il persévérait dans son entreprise, cet écrivain vaillant se trouverait bientôt au cœur d'une jungle mystérieuse et follement exotique, un monde qui lui rappellerait pourtant le monde dans lequel il vit, avec son lot de drames, de joies et de surprises. Ainsi vont les sportifs. Que l'on songe à ce coureur kenyan devenu Danois. Se souvient-il des hauts-plateaux de son enfance africaine maintenant qu'il s'entraîne dans le froid et la brume de la banlieue de Copenhague ? Et ce marathonien brésilien qui, à quelques kilomètres d'une médaille d'or olympique à laquelle il tendait le cou, s'est vu brutalement agresser par un fou furieux surgi de nulle part. A quoi a-t-il pensé alors ? A sa vie heureusement sauve ? Peut-être s'est-il senti coupable d'avoir fait perdre à son pays une précieuse médaille ? Peut-être a-t-il eu une pensée coupable pour sa fille qui le regardait depuis leur modeste appartement de Brasilia, à la fois en pleurs et fière de son papa, le suivait sur l'écran du téléviseur ? On imagine sans peine la foule d'histoires à raconter, de vies brisées ou épanouies par la grâce du sport. On peut imaginer enfin ce qui fit vibrer le corps fragile et puissant de Hassiba Boulemerka un soir d'été à Barcelone, lorsqu'elle franchit victorieusement la ligne d'arrivée et que, tremblante, elle avait peine à retrouver son souffle, comme si la respiration s'en était allée, elle qui savait comment un athlète devait précisément respirer. Arrivé jusque-là, l'écrivain enhardi par ses premiers succès, va s'apercevoir qu'il existe deux mondes. Celui des sports de plein air, que l'on pratique à l'air libre, c'est-à-dire que, respiration coupée ou non, on y est tout de même libre. Et celui des sports que l'on pratique la tête littéralement dans l'eau. Ainsi, un nageur, par exemple Salim Ilès, s'est-il vraiment obstiné lors de la finale du 100 m des jeux Olympiques à fixer sa ligne d'eau, à régler les ondulations de son corps, a-t-il vraiment pensé à coordonner ses mouvements comme le lui avait martelé son entraîneur russe ou chinois, ou américain lors des milliers d'heures passées dans l'eau ? Probablement pas. On sait que les nageurs retiennent aujourd'hui leur souffle, qu'ils tentent de nager le plus longtemps possible la tête dans l'eau. Il arrive même que pour une course comme le 50 m, ils sont en apnée tout au long de la course, comme s'ils jouaient leur vie, comme si une peur immense s'était emparée d'eux. Difficile alors d'imaginer à quoi ils pensent. En revanche, le nageur de 1500 m, parti pour un périple d'une demi-heure, possède l'éternité devant lui. Peut-être a-t-il une pensée pour sa fiancée ou sa mère (ce qui n'est pas tout à fait la même chose), peut-être a-t-il le temps de penser à son banquier et aux dettes qui s'accumulent. Et que dire de ces nageurs qui, en combinaison, s'en vont traverser la Manche, son eau à 10°C, ses courants terribles, nageurs au long cours, qui savent que le temps, loin d'être leur allié, joue contre eux, se dilatant d'une façon trompeuse comme les montres molles de Salvador Dali ? C'est avec une respiration de métronome qu'ils résistent à la fascination des fonds marins, des fonds qu'ils ne voient pas, qu'ils imaginent seulement. mais que notre écrivain improbable ne s'arrête pas en si bon chemin. Il va apprendre, stupéfait, que dans le monde des nageurs il y a aussi le Monde qui s'écrit. Ou l'inverse peut-être. Peu importe. Le 3 août 1914, Franz Kafka, nageur émérite, écrit dans son journal : « L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Cet après-midi je suis allé nager ». Phrase saisissante qui dit bien où se trouve l'essentiel. Quelques jours plus tard, dans une revue viennoise, Robert Musil -l'immense auteur de L'homme sans qualité -, à propos des premiers textes publiés par le même Kafka écrit ces lignes édifiantes : « Ici les phrases, volontairement étirées, évoquent plutôt la consciencieuse mélancolie avec laquelle un patineur exécute ses longues voltes et ses figures. » Cette merveilleuse phrase de Musil, cette « consciencieuse mélancolie », c'est exactement ce à quoi j'ai songé, moi, nageur désarticulé, songeant à ces nageurs au long cours, à cet écrivain-aventurier qui, tous, s'engagent sur une voie qui pourrait être sans retour. C'est exactement ce à quoi j'ai songé, songeant à Sadek Aïssat qui, dans son roman Je fais comme fait le nageur dans la mer), émettant un refrain entêtant, à cette phrase merveilleuse : « Oui c'est cela qu'on pense et qu'on dit pas parce que les mots on arrive pas à les dire. On pense, mais on dit pas. Et puis ça fait peur les mots. Quand on les dit on peut attacher les autres leur faire mal de partir. (...) Vivre c'est naviguer et naviguer c'est accepter le risque de se noyer. » Tous, nous devrions prendre le risque de perdre le fil de nos mouvements, de notre respiration, de nos pensées, tous, nous devrions dire les mots que nous ne disons pas et accepter le risque de nous noyer. Au moment où tout semblera s'achever, se révèlera à l'écrivain des grands larges la nécessité de poursuivre l'aventure, viendra le fameux second souffle - car un athlète ne connaît pas le désespoir ou la lassitude - cette vie au-delà de la vie qui, comme l'écrivit Roger Laporte à la toute dernière ligne de son tout dernier texte, nous fera dire alors : « Mais quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ? ». C'est cette douceur, non pas terrible, qui émanait de Sadek Aïssat, de ses textes, de son amour pour El Anka, une douceur teintée de « consciencieuse mélancolie ». Comme si le nageur qu'il était, sans même plus respirer, avait appris la grâce du patineur. C'est de cette douceur qu'il faudra se souvenir lorsque l'on aura une pensée, véritablement émue, pour Sadek Aïssat..

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