Le 10 août 1991, Sadek Aïssat et Akila Aoumi, sa camarade et épouse, s'exilaient. Nadia, leur première fille allait bientôt boucler ses sept ans. Sur deux sites Web, ce départ s'expliquerait, comme tant d'autres, par les menaces terroristes. Aucune raison ne permet, a priori, de douter de la bonne foi des auteurs de cette interprétation même si la date du 10 août 1991 le dément formellement. Il ne pesait encore aucune atmosphère de terreur qui allait envelopper le pays à partir de 1992. Les éditions Barzakh viennent heureusement de publier en un seul volume ses trois romans. Dans la biographie de Sadek Aïssat, qu'on imagine aisément supervisée par Akila Aoumi Aïssat, on peut lire : «1990. Il quitte le PAGS […] lors de son premier congrès lorsque le parti s'apprête à sortir de la clandestinité. Peu de temps auparavant, il avait quitté la Fédération d'Alger dont il avait été un membre actif, et dont il contestait la ligne politique. La structure organisa un tribunal au cours duquel il fut sommé d'expliquer ses positions. Certains responsables nationaux s'opposèrent toutefois à son exclusion, notamment le secrétaire général de l'époque, Sadek Hadjeres. Ce départ le meurtrit, mettant fin à dix-sept ans d'engagement.» Chaque mot est pesé pour dire ce qu'il faut, pas plus. Il quitte le parti malgré l'intervention de responsables nationaux et on imagine alors l'insupportable de la situation pour lui. On lui a réuni un tribunal et il est sommé de s'expliquer. Le reste on l'imagine et tous les témoignages concordent pour dire l'incommensurable de la blessure dans l'âme de Sadek. Voilà les raisons de l'exil et pas une quelconque menace car, et tous les témoignages concordent, il n'était pas homme à fuir. Ces précisions n'auraient eu qu'un sens épisodique si cette blessure ne se retrouvait en filigrane dans chacun de ses romans et si elles ne permettaient de comprendre la construction esthétique de son dépassement. Lisez : «Je me souviens du jour où j'ai entamé ma traversée, quand j'avais eu à affronter mes peurs et, la toute première fois, à m'arracher au rire des miens. Il avait perdu toute fraternité, leur rire, et, ne pouvant me résigner à faire bon commerce de cette déconvenue, ravalant ma rage et changeant mes jours d'épaule, j'avais quitté le navire. C'est ça mes frères communistes ? Je me rappelle m'être posé la question et demandé comment j'allais pouvoir demeurer moi-même, communiste et seul. » Cahier«Je ne reconnaissais pas ces hommes et ces femmes bramant de haine. Pourquoi ces visages hostiles tournés vers moi, pauvre malheureux qui n'a su reconnaître les clameurs de la meute ? Ecarquillant les yeux j'y reçus, volée de pierres, la hargne de ceux qui me regardaient lorsque je voulus parler… Seulement parler.» La grande différence entre Sadek et ceux qui dressent les bûchers tient tout entière dans cette phrase : «Je me rappelle m'être posé la question et demandé comment j'allais pouvoir demeurer moi-même, communiste et seul.» Combien n'auraient pas jeté aux orties et le parti et le communisme après de telles épreuves avec ce rame et ce paradoxe que l'ont persécuté abandonnaient, eux, et le parti et le communisme et les références marxistes sur quoi Sadek avait exprimé son désaccord. Des années plus tard, il se demande ce qui a pu se passer sans esquiver la question de situer ce qui est le plus important pour lui : s'être retrouvé, subitement, face à des conduites de secte stigmatisant toute parole différente et dans laquelle il ne retrouvait pas l'image qu'il s'était faite de ses camarades ou avoir porté dans sa tête l'image qu'il avait, même illusoirement, construite, qu'il partageait avec eux l'idée du socialisme ? Il abandonnera ses camarades pas l'idée. Et dans ce passage on sent combien il reste fidèle à l'idéal, pas à l'appareil, à l'idée pas à la formule. Cette blessure, le lecteur peut la retrouver à un autre niveau d'élaboration esthétique comme le montre cet exemple dans lequel il parle de la même traversée et de la même douleur avec ce clin d'œil à El Anka : «Je nageais dans le grand large de la mer, la nuit, l'eau était sombre, luisante par endroits car il devait y tomber un pale rayon de lune. Le fond au-dessous de moi était lointain, je le devinais noir plus que je ne pouvais le voir. J'avais envie de me laisser couler, de me noyer dans le goût de sang de la mer. Je ne nageais depuis si longtemps que mes bras, mes jambes, mon corps tout entier, avaient perdu la mémoire de mes propres gestes. A un moment, j'ai aperçu une île, du moins, la masse noire, comme une ligne de crête dont on pouvait discerner distinctement le contour hérissé d'arbres dans le contre jour du crépuscule tombant, m'a semblé ne pouvoir être qu'une île, j'ai alors su que je ne voulais pas rejoindre le rivage, ce n'était pas pour cela que je nageais…. j'appelais la mort sans me résoudre à quitter la vie. Les rêves sont la part de nos désirs lâchement abandonnés aux ténèbres.» Les raisons de son départ et cette précision sur les raisons de son départ ne sont pas une simple restitution de la vérité et quelque part de son courage. Elle importe au plus haut point pour aller plus avant dans le texte, plus avant que le grand plaisir de découvrir un roman-poème. Sadek «tait un grand amoureux du chaabi et un grand connaisseur du melhoun algérien. Il jouait et chantait ; le plus souvent pour les copains. Les lecteurs qui connaissent le chaabi et le melhoun connaissent leurs liens avec le soufisme. Ils peuvent aisément comprendre la relation de ce passage avec la recherche du maqam. Sadek nage pour ne pas mourir, il cherche la partie de ses rêves encore enfouie dans les ténèbres. Dans le soufisme comme dans toute mystique, la station, le maqam, n'est pas hors de soi. La demeure est dans le chemin qu'on accomplit autant qu'à l'extérieur de soi. Elle est dans l'ascèse, et Sadek parle de sa souffrance comme souffrance réelle et de l'effort concomitant pour en sortir par une ascension, une montée, un dépassement par le haut comme on dit en dialectique qui fondait toute sa méthode sociale et philosophique. Ce passage est l'un des plus significatifs de cette quête morale, éthique, politique qui place Sadek bien au-dessus vers des territoires inaccessibles aux sectes. Les romans de Sadek restent également intimement liés à ses engagements antérieurs. Ses deux premiers romans, l'Année des chiens ou la Cité du précipice, reconstruisent des personnages qu'il a connus dans le réel et auxquels il offre un nouveau statut en faisant les héros de ses récits dans une écriture tout entière habitée par la brisure de leurs rêves et qui réussit avec force et sans jamais quitter le plan strictement littéraire et esthétique de livrer une autre perception des révoltes de cette jeunesse que celle de l'idéologisation réductrice qui domine encore. Et cette écriture porte bien la marque du roman ; les personnages y possèdent cette épaisseur qui les rend représentatifs et cette «réalité littéraire» qui les rend attachants, crédibles, socialement et politiquement parlants. Ses romans ne sont pas une reprise du «réel social» mais une reconstruction qui lui permet d'aller du «réel social» au «réel littéraire» sans lequel il n'est pas vraiment question de roman. Il n'oublie rien des espérances de cette jeunesse, qu'il a partagées des frontières impalpables de l'action politique clandestine à laquelle il a voué sa jeunesse dans une sincérité et une totalité de l'engagement dont ne sont capables que les hommes définitivement portés par un rare idéal. C'est cette vie politique qui lui a permis, parce qu'il l'a vécue comme une ascèse, de regarder ses amis comme réalité concrète et comme possibilité de l'être, possibilité de leur humanité en marche. Parmi ses amis présents dans Je fais comme fait le nageur dans la mer, Petit frère tient une place romanesque particulière. Il parle de Sid Ahmed Semiane, SAS, l'homme à l'écharpe. Petit frère, tout dans cette appellation résume la force fraternelle de Sadek, que les fragilités de SAS qui font la force et la beauté de son écriture ont pu le toucher au plus haut point. On peut supposer sans grand risque d'erreur qu'il a retrouvé chez SAS sa propre quête d'absolu, son propre désintérêt des réussites sociales, sa propre obstination à ne pas renoncer à être un homme, simplement un homme inquiet de son humanité. Sadek a été un cadre du parti et il a mené dix-sept ans durant cette vie de clandestin-légal, de révolutionnaire professionnel légal. Cela ne sera pas sans trace dans son écriture. Ses emplois aléatoires lui servaient juste de couverture à sa vie de cadre du parti, de «révolutionnaire professionnel». Le lecteur n'a que le recours de l'imagination pour se représenter ces journées à traverser la ville de part en part, s'usant les pieds d'un rendez-vous à un autre, se défiant des filatures et toujours prolifiques en scènes de la vie quotidienne qui vous en apprennent tant sur la vie des petites gens. Ces incessants parcours vous apprennent à voir le monde autrement, à vous intéresser à des détails insolites, à passer le temps entre deux contacts au spectacle de fillettes jouant à la marelle ou au spectacles sonore des mouettes. Les hommes et les femmes prennent des luminosités différentes dans cette vie de baladeur. Et combien cette vie cachée, cette vie «double» a pu le rendre plastique dans sa perception et sa capacité de voir les gens sous les aspects cachés comme promesses ou comme souffrances. Il a tenu à publier à Alger son troisième et dernier roman, chez Barzakh. Il y tenait vraiment. Il a avait déjà été publié en France chez Anne carrière. Il y tenait comme si la parole ouverte sur cette rupture avec le parti et la blessure qui en a résulté ne prouvait être dite que sur le sol national, sur la terre natale, sur cette terre des plaies qui lui déchiraient l'âme. Mais avant de devenir communiste, Sadek avait pour premier amour la musique chaabie et le théâtre. Chacun peut comprendre comment ces deux arts ont pu le guider vers à la fois son idéal et la réflexion sur l'esthétique, sur cet art d'écrire qu'il développera au plus haut point et qui fera, par exemple, de chacune de ses chroniques «Café-mort» une ciselure par laquelle il arrive à tirer d'une rencontre, là-bas en France où il résidait après 1991, le pathétique du destin qui ballottait la personne dont il parlait. Les éditions Barzakh viennent de mettre à notre disposition les trois romans en un seul volume, enrichi d'un entretien avec l'auteur. En un clin d'œil complice avec Sadek, SAS a nommé sa préface Istikhbar, un texte d'une très grande beauté, d'une beauté à faire pleurer et qui vous entraîne vers le vertige des cimes. François Maspero clôture par une postface dans laquelle on sent son émotion difficilement retenue à nous dire Sadek. M. B.