Cinq ans après son décès, ses œuvres le replacent dans l'actualité littéraire et le souvenir d'un écrivain attachant et talentueux. Sid-Ali Semiane, préfacier de la réédition chez Barzakh et en un seul volume, des trois romans de Sadek Aïssat, a sans doute écrit son plus beau texte. Avec une écriture trempée de sensibilité, sans jamais sombrer dans la sensiblerie, il a trouvé les mots et surtout le ton pour dire à la fois l'homme qui fut son ami et l'écrivain qui l'a touché. Dans cet « istikhbar » sur « Sadek l'indien », SAS raconte comment il l'a connu et ce qui les rattachait à travers la ligne discontinue du chaâbi. « Le chaâbi jusqu'à l'obsession. Des nuits entières à écouter des vieux enregistrements, pourris le plus souvent, et dans sa cuisine, toujours dans la cuisine, lieu de fraternité. L'un, face à l'autre, jusqu'au petit matin ». Ce partage n'était sans doute pas le fruit d'un goût musical commun car, comme tous les genres authentiques, nés directement du creuset de l'existence, le chaâbi est une cosmogonie sociale, un univers poétique et même un mode de vie non limitable à ses expressions sonores. Plus loin, le préfacier ajoute : « Il voulait un jour pouvoir consacrer, ce qu'il appelait l'œuvre de sa vie, un livre à El Anka. Le livre que ce dernier mérite réellement. Un vrai livre à la dimension de l'art du cheikh. Pas un de ces fascicules laids et sans intérêt. Sadek est parti trop tôt. Mais en relisant ses livres, je me dis que non. Sadek, sans le savoir, a fait ce livre. Toute son œuvre s'inscrit dans et autour d'El Anka. El Anka en est la trame, l'âme, la colonne vertébrale. Même l'écriture est empreinte de l'esprit ankaoui. » On peut l'affirmer, en effet, en parcourant les trois romans de Sadek Aïssat : L'Année des chiens, La Cité du précipice et Je fais comme fait dans la mer le nageur, titre à la référence chaâbie évidente. Emporté par une crise cardiaque le 6 janvier 2005, à Paris, Sadek Aïssat avait parlé à plusieurs de ses proches du projet du livre sur El Anka. Et Sid-Ali Semiane a bien raison d'affirmer que toute son œuvre interrompue, mais riche de trois romans à l'écriture particulièrement forte et originale, était tout entièrement conçue comme un hommage à El Anka, non pas tant en parlant du maître qu'en s'appropriant sa vision, ses valeurs et ses codes. Ainsi, Sadek Aïssat est sans doute l'un des rares écrivains au monde et, en tout cas le seul en Algérie, qui ait arrimé son écriture à un « genre musical » et, à ce titre, il n'est pas superfétatoire d'avancer qu'il a été en quelque sorte le créateur de la littérature chaâbie algérienne et, pour l'instant, son seul disciple. On y trouve, ça et là, des citations de textes chaâbis, la plupart interprétés par El Anka, intégrées dans le corps du texte ou mises en paragraphe, telle celle-ci : « Si les montagnes avaient été habillées d'amour, elles se seraient effondrées. » Mais l'ensemble de l'écriture de Sadek Aïssat respire le chaâbi dans ses expressions, ses modes, ses procédés allusifs, sa verve poétique et un esprit de chevalerie urbaine qui arbore des valeurs de dignité, d'humilité, de justice et de dédain des bassesses. Le rythme même de l'écriture semble calqué sur ceux du chaâbi, percussions permanentes et voix qui affrontent les graves et les aiguës pour subitement emprunter le phrasé ordinaire. Et Sadek Aïssat va parfois jusqu'à structurer le roman en subdivisions chaâbies comme dans L'Année des chiens qui se termine par un khlass (clôture en chaâbi, emprunté à la musique andalouse dont le genre est issu) ou La Cité du précipice qui commence par une touchya (ouverture). Cette démarche littéraire (mais s'agit-il d'une démarche, au sens volontariste de la chose ?) ne provoque pourtant jamais l'impression d'un forcing, d'une valorisation empruntée du patrimoine ni surtout la lassitude. Car Sadek Aïssat ne plaque pas des éléments du chaâbi dans son écriture, mais les intègre naturellement. Avec un style apuré, fluide, agréable, même sur le registre de l'horreur et de l'indignation, sa matière première chaâbie, coulant de source, est présente dans l'ensemble des moments de ses romans. Elle affleure parfois de la ligne de flottaison, mais même invisible, se laisse sentir dans les constructions des phrases, les métaphores, le lexique. Comme s'il avait chanté en pensée tout en écrivant de la main ! Et cette faculté prend davantage de force et d'invisibilité du premier au troisième roman, révélant la maîtrise grandissante de l'auteur. Pour autant, ce référent subliminal au chaâbi, et à d'autres éléments du patrimoine algérien, n'est pas conçu ni senti comme un quelconque recours passéiste. Nous avons affaire à une écriture résolument moderne, s'inscrivant dans les meilleurs standards de la littérature contemporaine, qui ne sacrifie pas aux idoles de l'autofiction ni aux complications stylistiques néo-quelque chose. Il s'agit d'histoires qui se lisent, se suivent, se comprennent et se sentent. Et si El Anka est si présent, il est aussi ouvert que l'était le maître dans la vie (lui qui aimait tant le jazz en privé) et, dès lors, il n'est pas étonnant de croiser, au détour d'une phrase, John Lennon ou Gilmamesh ou El Moutannabi… Surfant sur les fantasmes des jeunes et moins jeunes algériens, ses romans composent une fresque sensible de l'histoire récente du pays : des années de plomb, mais surtout des événements d'octobre 1988, de la montée de l'islamisme, de l'apparition du terrorisme, de l'exil surtout, entamé pour Sadek Aïssat en 1991. Dans cette thématique, des personnages vivants, attachants, viennent se mettre en écriture, comme on se met en scène, le plus souvent par l'entremise du narrateur. On y retrouve, inscrits en creux et parfois discrètement mis en relief, les éléments autobiographiques de l'auteur et les lieux et univers des différentes étapes de sa vie. Le quartier, El Harrach où il grandit après que ses parents furent expropriés de Réghaïa où il est né en 1953. Le monde du savoir avec ses études de sociologie à l'université d'Alger. Le monde de la politique avec ses engagements estudiantins et partisans, dont son adhésion au PAGS (Parti d'avant-garde socialiste) qu'il quitta lors de son premier congrès de 1990. Le monde du journalisme avec un passage de trois ans à Algérie Actualités (1989-1991). Le monde intime, parents, grands-parents et son épouse Akila et leurs deux filles. Enfin, le monde de l'exil avec ses ouvertures, mais sa terrible mélancolie et dont ses romans, tous écrits en France, sont imbibés. Sadek Aïssat n'est plus là, mais son œuvre trace des chemins qui pourraient éclairer de nouveaux auteurs, comme lui-même relaya d'autres et notamment Kateb Yacine dont l'écriture le fascinait, ayant hérité de sa « nervosité », cette sorte de rythme saccadé qui sait ménager des coulées plus longues et plus enveloppées. En publiant en un seul volume ses trois romans, les éditions Barzakh ont réalisé là une véritable œuvre d'utilité culturelle car, Sadek Aïssat a très peu été diffusé en Algérie, à l'exception de son dernier roman, déjà publié chez le même éditeur. La formule des trilogies, déjà pratiquée par Barzakh avec celle de Mohammed Dib, est non seulement économique mais intéressante par ses possibilités de parcours littéraire. Celle-ci est copieuse avec la préface précitée, mais également la postface de François Maspero (lire interview ci-contre), un cahier de photos et plusieurs annexes qui éclairent sur l'homme et l'écrivain, dont ce texte subtil de Sofiane Hadjadj sur la thématique du nageur dans la littérature. De nombreux Algériens pourront découvrir une œuvre qui mérite une place de choix dans notre littérature par ses effets novateurs et sa sincérité. Ils pourront faire comme fait dans la littérature le lecteur. Soit se noyer d'émotions, de pensées, de vérités et de rêves. Sadek Aïssat. L'Année des Chiens. La Cité du précipice. Je fais comme fait dans la mer le nageur. Ed. Barzakh, Alger, 2010. 450 pages. Publié avec le soutien du ministère de la Culture.