D'après les généraux tortionnaires, l'armée a reçu comme instruction de rétablir l'ordre «par tous les moyens». Les militaires en ont déduit que, par tous les moyens, cela voulait dire utiliser la torture, déshumaniser les hommes, condamner à mort des innocents, les guillotiner. Je pense, par exemple, au procès de l'assassin présumé du président de l'association des maires d'Algérie, Amédée Froget, Badèche Ben Mohamedi, qui était innocent, et qui a été exécuté, et c'est seulement après qu'on a pu lire dans le livre du général Aussaresses que celui qui avait tiré sur Amédée Froget était Ali La Pointe et non Badèche Ben Mohamedi. Cette justice n'était pas indépendante du contexte de la répression d'une colonisation qu'on voulait maintenir à tout prix. La justice était devenue un instrument de la domination coloniale et, selon moi, c'était le moyen paroxystique de la répression coloniale. … On ne peut pas simplement dénoncer les tortures et imputer cela aux militaires, les militaires ont été les exécutants d'une politique, celle des pouvoirs spéciaux votés en 1956 par la droite et la gauche confondues. La justice française pouvait-elle être valablement rendue au nom du peuple français par des militaires qui, la veille, avaient «pacifié», comme ils disaient, le djebel, qui, le matin, prêtaient serment de juges et dans l'après-midi recommençaient à «pacifier» ? La justice a été utilisée sciemment par le pouvoir politique comme une pacification bis avec les mêmes moyens et l'absence totale de garanties que notre droit, notre civilisation, notre histoire, notre passé atribuent aux accusés dans un procès. L'histoire de la guerre d'Algérie, toujours du côté français, ne peut pas être écrite complètement si les dossiers (de justice, ndlr) ne sont pas rouverts. Il faut savoir que cette justice militaire était publique le tribunal se déplaçait dans son entier dans les zones rurales – c'était pour terroriser les populations – tandis que nous, avocats, n'avions aucune pièce des dossiers. Des peines de mort étaient prononcées, mais nous n'avions pas les jugements. En 1955, il n'y avait ni ordinateur ni photocopieuse. Il fallait tout écrire à la main, on n'avait pas de copies de pièces. Avec Léo Matarasso, qui a mené le procès d'El Halia avec moi, nous avons passé des nuits à recopier nos notes dans une buanderie parce que personne ne voulait nous recevoir dans les hôtels, en mangeant des cacahuètes et du pain. Il faut que la justice ouvre ces dossiers car ils font partie de l'histoire de la guerre d'Algérie. Ce n'est pas seulement un épisode judiciaire. Cette révision doit permettre de sortir de ce refoulement qui a fait le comportement de la France, refusant même d'appeler la guerre la guerre. Je me souviens que lorsque je disais la guerre d'Algérie dans un procès, le président m'arrêtait : «Il n'y a pas de guerre ici, il y a des événements !» Nous, avocats, avons été au feu. Nous avons vécu cela. J'ai été moi-même condamné à mort par l'OAS. Aussaresses raconte dans son livre qu'il voulait m'abattre, qu'il n'avait pas réussi. Notre devoir de citoyens à l'égard des générations actuelles et futures est d'expliquer en son entier ce qu'a été la colonisation de l'Algérie, depuis 1830, y compris dans les moyens qui ont été utilisés pour réprimer une guerre d'indépendance, une guerre révolutionnaire. Notre devoir est un devoir de pédagogie citoyenne. … Si l'on veut compléter l'écriture à la fois historique et politique de la guerre d'Algérie, il faut que les archives algériennes soient également ouvertes. Extraits d'une interview accordée à El Watan en 2001