Pour le sociologue Smaïn Laacher, du Centre d'études des mouvements sociaux (CNRS-EHESS), la violence faite aux femmes touche toutes les classes françaises. Concernant les harraga, il explique qu'ils se sentent étrangers dans leur pays, voire au monde. Vous dites que près de 80% des femmes battues ne portent jamais plainte contre leur agresseur. La violence faite aux femmes concerne-t-elle les Françaises en général ou les femmes issues de l'immigration sont-elles les plus touchées ? Qui sont ces « femmes invisibles » ? La violence faite aux femmes concerne toutes les femmes quelle que soit leur nationalité ou leur origine sociale. Aucune femme d'aucun pays n'est à l'abri de la violence des hommes. La question souvent posée et qui n'est pas sans arrière-pensée consiste à demander si le taux de violence varie en fonction des communautés culturelles ou confessionnelles. Pour ce qui est de la France, le pays sur lequel j'ai travaillé, nous n'avons aucune statistique permettant des comparaisons dans le temps et entre les univers sociaux et nationaux. Aussi, de mon point de vue, la question, en l'état actuel de nos connaissances, n'a aucun sens. Les seuls chiffres fiables disponibles concernent les femmes françaises. Par ailleurs, on sait, toutes les études le montrent avec une relative précision que les femmes victimes de la violence des hommes ne portent pas plainte. Dans mon étude concernant les femmes étrangères et d'origine étrangère, le nombre de plaintes est important, mais il faut aussitôt mentionner que c'est surtout vrai pour les femmes victimes de violences conjugales. Ce n'est pas vrai pour les jeunes filles que l'on souhaite marier contre leur volonté. On porte plus facilement plainte contre son mari ou son compagnon ou son ex-mari que contre ses parents. Dans ce dernier cas, c'est comme si on portait plainte contre soi. Ces femmes invisibles sont pour l'essentiel issues de l'immigration maghrébine. Quel est selon vous la meilleure approche pour aider ces femmes ? Pour ce qui est de la violence conjugale, il ne faut en aucun cas tomber dans le relativisme culturel. Cette posture interdit non seulement de comprendre ces phénomènes de violence, qui sont massifs, mais surtout de les combattre sous prétexte que les hommes sont des immigrés victimes du racisme. Ce qui est bien évidemment faux. Le point de vue des femmes montre qu'il n'en est rien : on peut être un Algérien et ne pas être une « victime » du racisme et n'en demeurer pas moins un véritable bourreau pour son épouse et ses filles. Les choses sont plus nuancées que le disent les défenseurs aveugles des « immigrés » ou d'une partie des immigrés. Aussi, pour la violence des hommes envers les femmes, il importe de criminaliser cette violence, quelle que soit la nationalité ou l'origine sociale du persécuteur. Il en va différemment pour le mariage forcé : les relations parents-enfants sont extrêmement compliquées. Je ne suis pas sûr du tout qu'il faille criminaliser les parents. Il faut trouver des modes de médiation qui oblige les parents, sans leur faire perdre la face, de composer avec le choix de leur fille en matière d'amour et de mariage. La politique de l'immigration de la France oscille entre fermeté avec des symboles forts comme l'ADN ou la prime à la dénonciation et une forme d'intégration avec le concept de l'immigration choisie. Comment analysez-vous cette politique ? L'ADN et la politique de l'immigration choisie vont de pair, puisque fondamentalement il s'agit de réorienter les flux migratoires, mais aussi et surtout de peser sur la composition sociologique, culturelle et confessionnelle de celles et de ceux que l'on choisit d'accueillir. Depuis de nombreuses années, avec une accélération à partir de septembre 2001, la politique de l'immigration est une politique restrictive, pas parce que c'est l'immigration, mais parce qu'à l'évidence, une certaine immigration confessionnelle, marquée négativement, n'est plus désirée en France. N'oublions pas qu'il entre en France chaque année, légalement dans le cadre du regroupement familial, plusieurs milliers d'immigrés (femmes et enfants). Entre 1994 (41 438) et 2004 (96 826) le volume de la migration due au regroupement familial d'étrangers progresse de 65%. D'après les études menées par l'Institut national de la démographie, les migrations familiales, qui en 1994 comptaient pour un peu plus d'un tiers de l'immigration permanente en France, participent en 2003 et 2004 pour près de la moitié à l'immigration globale. Donc, non seulement l'immigration familiale est en hausse importante en valeur absolue, mais aussi en poids relatif et est devenue très nettement le motif d'admission principal des étrangers en France. Ces quelques chiffres ne doivent être jamais oubliés, car ils relativisent la notion de la « France forteresse ». On assiste depuis quelques années à l'émergence de « boat-people » en Algérie, phénomène plus connu sous le nom de harraga. Ce type d'immigration peut-il être réellement maîtrisé ? L'immigration peut être relativement maîtrisée par des politiques publiques restrictives et répressives. Ce qui ne peut l'être, c'est le fait de se sentir étranger chez soi. On part en prenant tous les risques parce qu'on est devenu dans sa propre « demeure » (son pays, sa nation, sa société peu importe la dénomination) un inutile au monde. Les pays qui n'ont plus rien offrir à leurs enfants et les nations à leurs ressortissants ont une responsabilité décisive. Il ne faut pas perdre de vue que les harraga ne sont pas des boat-people. Ces derniers avaient ému le monde entier et de nombreux intellectuels prestigieux s'étaient mobilisés pour eux. Les Algériens qui partent, quasiment comme des « voleurs », ont vu leur esprit et leur environnement considérablement se rétrécir. Toute leur vie sociale n'est plus conditionnée que par des préoccupations privées. Placés aux confins du monde de la politique, de l'économie et de la citoyenneté, ils ne peuvent s'imaginer hommes parmi les hommes, mais bien plutôt des individus sans nom, sans qualités, aux lisières du monde des hommes. Comme d'autres ailleurs, ces milliers d'Algériens, qui ne songent qu'à fuir leur pays, ont fini par se sentir et croire qu'ils sont hors du monde. Le monde n'est plus un souci commun, puisque de l'horizon de ces personnes a disparu l'idée de politique comme liberté, puisqu'il est devenu impossible d'agir avec les autres.Smaïn Laacher a notamment publié Le peuples des clandestins, Calmann-Lévy, 2007 ; et Femmes invisibles. Leurs mots contre la violences, Calmann-Lévy, 2008.