La proposition de Yazid Sabeg de créer des outils de mesure de la diversité relance le débat sur les statistiques ethniques. La polémique ne fait qu'enfler. Smaïn Laâcher, sociologue au Centre d'études des mouvements sociaux (Cnrs-Ehess), est plus que sceptique sur cette méthode. Yazid Sabeg suggère de soumettre au Parlement un projet de loi visant à doter la France d'outils ressemblant à des statistiques ethniques. Il assure qu'il ne veut pas créer des fichiers raciaux, mais seulement demander aux personnes comment elles se définissent elles-mêmes. Est-ce une bonne idée ? Je ne suis pas contre la production de statistiques sur les étrangers, sur les Français d'origine étrangère ou sur les naturalisés. Mais avec ce projet, il ne s'agit pas « d'ethnicité » au sens traditionnel du terme : pratiques communes, culture commune, espace d'habitation commun, etc. Il s'agit bien plus de la question et de l'appartenance ethnique et surtout de l'origine ou du mythe de l'origine pour employer le titre d'un livre du démographe, Hervé Lebras. Ne croyez surtout pas que les enjeux liés à la définition par les autres et à l'autodéfinition sont un acte d'une grande simplicité. Mais qui va construire ces catégories ? L'Etat ? Des chercheurs ? Des experts ? Un « Maghrébin » peut être juif, bouddhiste, catholique, protestant, etc. Mais alors, qu'est ce qu'un Maghrébin ? Et si la même personne (maghrébin musulman) entre deux sondages se convertit et devient magrébin « témoin de Jehovah » ? Vous imaginez le degré d'instabilité de ces catégories ? Comment construire des politiques publiques. Continuons dans l'imagination nullement irréaliste, en Algérie demain, on peut faire des statistiques « ethniques », vous pensez que ceux qui se perçoivent sont perçus et se sentent « Berbères » se reconnaîtraient dans la catégorie des « Arabes ». Vous pouvez multiplier à l'infini les catégories : musulman berbère, franco-arabe, algéro-marocain, « rebeu » croyant, non- pratiquant, athée de culture musulmane, etc. Utiliser l'euphémisme « issu de l'immigration » n'est-ce pas un tour de passe-passe pour ne pas dire « Noir » ou « Arabe » ? Comment mesurer alors les discriminations que subissent ces « jeunes issus de l'immigration » ? Dire Noir ou Arabe est un tour de passe-passe aussi commode et aussi gêné que dire « issu de l'immigration ». Ceux que vous désignez comme Arabes n'ont rien avoir avec une quelconque « arabité » et ne se prennent pas pour des Arabes, n'en déplaise aux nationalistes. tout simplement parce que le mot « arabe » ne désigne pas ici une culture ou une représentation anthropologique de soi. Il désigne une condition sociale objectivée par le nom et/ou le prénom. Des jeunes nés en France de parents algériens nés en Algérie peuvent, du point de vue du phénotype, passer totalement inaperçus jusqu'au moment où ils déclinent leur nom et leur prénom. Pour les Noirs, c'est la couleur de la peau. Bref, les frontières entre les uns et les autres ne désignent pas seulement l'existence d'appartenance volontaire, mais aussi (et je dirai le plus souvent) le fait des assignations par l'autre (individu, collectif, institution, droit, marché du travail, etc.). Une plus forte présence de Noirs et de Maghrébins dans la vie publique, dans l'élite économique et dans nombre de grandes écoles ou universités serait-elle une réponse ? Mais une réponse à quoi ? A l'inégalité ? A la promotion d'une élite des classes subalternes ? Le fait que des Noirs ou des Magrébins, pour reprendre vos expressions, accèdent à des univers et à des positions improbables, ne modifie en rien la structure fondamentale des inégalités, tout comme cela n'empêche en rien la reproduction de la structure des inégalités et d'ailleurs ils y contribuent à leur manière. Je tiens à vous signaler que les Noirs et plus particulièrement et plus massivement les Maghrébins ne sont nullement absents des sphères de pouvoir (politique, économique, culturel, etc.). Est-ce que cela a changé quoi que soit dans la montée du chômage dans le renforcement des territoires d'exclusion, dans la réduction de l'échec scolaire, dans la modification de la perception des femmes, etc. ? Y a-t-il une politique alternative à la discrimination positive ? Faire de la politique et lutter contre les conditions matérielles et symboliques qui rendent impossible une réelle mobilité sociale. Les inégalités peuvent apparaître acceptables, voire supportables, dès lors qu'elles ne sont pas figées. Si lorsqu'on est dans une position socialement inférieure, on n'a pas la certitude (fondée ou non n'a pas d'importance) de gains différés (d'un avenir plus satisfaisant pour soi et ses enfants) alors, toutes les positions et les perceptions peuvent, sur fond d'incertitude et d'insécurité sociale, se radicaliser, ce qui peut se traduire, pour une personne née en France et n'ayant jamais vécu ailleurs, lors du sondage sur le « senti de l'appartenance », par un énoncé tel que « je suis Arabe ». Et dire cela n'est pas irrationnel, car c'est bien la seule chose qui reste à ce locuteur (ou à ce sondé) quand il n'a aucune compétence ou aucun bien à faire valoir, ou à faire voir, ou à moyenner. Le « je suis arabe » n'est rien d'autre qu'une défense agressive ; la culture du pauvre quand le pauvre n'a plus que l'identité à opposer aux autres, ceux qui ont de l'argent, de la culture, du pouvoir et du savoir.