Mais les harkis ne sont pas les seuls Algériens musulmans à avoir servi l'armée française entre 1954 et 1962. A ces supplétifs liés à l'armée française par contrat pour des périodes courtes, il faut ajouter les engagés et les appelés qui combattent dans les rangs de l'armée régulière. Ainsi, dans un rapport destiné à l'ONU en mars 1962, on estime que sur les quelque 263 000 musulmans pro-français – l'expression est discutable, on compte non seulement 58 000 harkis, mais aussi 20 000 militaires de carrière et 40 000 soldats du contingent. Le recours aux Algériens musulmans dans l'armée régulière n'est pas une nouveauté et son histoire se confond avec celle de la présence française en Algérie. D'une part, l'Algérie est considérée comme une colonie où la France trouve une réserve d'hommes pour s'engager dans l'armée. L'Armée d'Afrique, comme on l'appelle, avec ses maghzens, ses goums, ses spahis et ses tirailleurs, a participé à toutes les campagnes militaires françaises depuis 1830. De l'autre, l'Algérie fait partie intégrante du territoire français et les jeunes Algériens musulmans sont soumis à la conscription depuis 1912. Une partie de ses habitants est soumise aux obligations militaires françaises sans pouvoir jouir des mêmes droits que les autres citoyens français. Rappelons que plus de 172 000 Algériens musulmans, appelés et engagés, se sont battus pour la France pendant la Première Guerre mondiale et 134 000 ont pris part à la campagne d'Italie et au débarquement de Provence pendant la Seconde Guerre mondiale. A partir de mai 1958 et l'arrivée au pouvoir de de Gaulle, ces pratiques de recrutement et d'incorporation deviennent pour les autorités françaises un des enjeux de la sortie du conflit algérien. Les soldats «Français de souche nord-africaine (FSNA)», comme les désignent les documents militaires, sont au cœur d'un paradoxe qui veut qu'ils se battent dans une armée d'un pays qui ne sera bientôt plus le leur contre les partisans de l'indépendance de leur future patrie. Ainsi entre 1958 et 1962, l'armée continue à incorporer et à recruter des jeunes Algériens musulmans. Les généraux Salan, Challe et Crépin, qui se succèdent au poste de commandant en chef des forces françaises en Algérie, décident même d'augmenter le nombre de soldats FSNA dans l'armée régulière. Les motivations sont militaires ; les opérations offensives du plan Challe nécessitent beaucoup d'hommes et l'opinion métropolitaine est de plus en plus réticente à laisser partir des jeunes gens en Algérie. Mais ce choix a aussi une dimension politique. De nombreux documents sont diffusés dans les corps d'armée pour rappeler l'égalité de traitement dont doivent être l'objet FSNA et Français de souche européenne (FSE). Salan en juillet 1958 écrit dans une note : «L'intégration du personnel FSNA doit aboutir à supprimer toutes discriminations, de quelque nature qu'elles soient.» Challe va plus loin en voyant dans la présence d'Algériens musulmans dans l'armée un moyen de réaliser l'intégration défendue par les partisans de l'Algérie française dans l'armée. Il affirme : «C'est dans l'armée que s'est toujours réalisée au mieux l'union des deux communautés.» Et il parle de l'utilisation des FSNA comme d'un «impératif moral». Pour atteindre les objectifs de l'état-major, l'appel est réorganisé, mais surtout Salan invite les médecins incorporateurs à abaisser les critères de sélection médicale pour les jeunes musulmans. Parallèlement, des campagnes de recrutement sont menées par les régiments de tradition nord-africaine. Le nombre d'appelés triple entre janvier 1958 et avril 1961, passant de 12 900 à 38 400, atteignant son maximum, alors que le nombre d'appelés métropolitains diminue déjà depuis janvier 1959. La courbe des engagements connaît une progression moins marquée ; le nombre des soldats FSNA sous contrat dans l'armée régulière progresse de 12 200 à 39 000 pour la même période. Il faut attendre mars 1962 pour que l'appel des FSNA soit suspendu. Au moment du cessez-le-feu, 57 800 Algériens musulmans sont encore en service et, parmi eux, 24 548 sont liés à l'armée par un contrat d'engagement. Leur statut dans le nouvel Etat algérien n'a été évoqué qu'épisodiquement lors des négociations entamées depuis mai 1961 entre la France et le FLN. On envisage simplement de renvoyer les appelés dans leurs foyers et de résilier progressivement les contrats des engagés. Une note est diffusée dans toutes les unités en mars 1962 pour inviter les cadres à «les inciter à rechercher un recasement en Algérie plutôt qu'à demander l'installation en métropole». Grâce à la pression des officiers sur le commandement, seuls les tirailleurs ont la possibilité de s'installer en France : environ 3000 soldats et leur famille font le choix de l'exil. Ceux qui restent sous les drapeaux sont transférés dans la Force locale, force chargée de maintenir l'ordre après le cessez-le-feu sous l'autorité de l'Exécutif provisoire, encadrée par l'armée française et future base de l'armée nationale. Mais les 37 000 hommes qui la constituent découvrent vite qu'il s'agit d'une coquille vide et la plupart des unités rejoignent l'ALN : au moment de l'indépendance en juillet 1962, 113 unités de 200 hommes environ ont déserté, emportant avec elles plus de 25 000 armes. Faute d'un statut de protection spécifique, les soldats FSNA qui n'ont eu ni la possibilité de partir ni celle de se dédouaner auprès du nouveau pouvoir sont menacés comme les harkis par la fureur des premiers mois de l'indépendance. Même si le fait d'avoir souvent servi loin de leur région d'origine a évité à certains d'être identifiés comme «traîtres» à leur retour. Pouvoir politique et commandement militaire s'appuient sur les soldats algériens musulmans jusqu'à une date, alors même que l'issue du conflit était inéluctable. Ainsi, ces jeunes soldats sont pris dans une guerre de Libération nationale qui pose la question du loyalisme envers l'armée française. Pour s'assurer de la discipline des soldats FSNA, mais aussi pour en faire des «partisans» de l'Algérie française, les services de l'action psychologique, gagnés aux préceptes de la guerre révolutionnaire, produisent un abondant matériel de propagande à leur intention, où sont détournés tous les motifs de l'idéologie FLN : appel au sens de l'honneur, référence à la religion… Il s'agit également de calmer les inquiétudes des soldats algériens musulmans quant aux évolutions de la politique française en Algérie. Par exemple, de nombreux documents sont diffusés après le discours de de Gaulle du 16 septembre 1959 pour atténuer la portée de ses propos sur l'autodétermination. La possibilité de la sécession est rejetée et les soldats sont enjoints à prendre parti pour la francisation pendant la campagne du référendum. De son côté, le FLN tente de noyauter les unités où les Algériens musulmans sont les plus nombreux. Paradoxalement, les centres métropolitains, où sont instruits les appelés, sont les plus touchés par la propagande et la subversion nationalistes par l'intermédiaire de la Fédération de France.A tel point qu'à partir de mai 1959 l'armée les envoie en priorité faire leurs classes en Algérie. L'action du FLN devient plus radicale entre 1961 et 1962. Des soldats sont assassinés pendant leur permission et les menaces de représailles sont de plus en plus explicites dans les tracts : «Si vous devez persister dans votre comportement, nos fidayin vous frapperont à l'heure et à l'endroit que nous leur indiquerons. S'il le fallait, le châtiment vous poursuivrait jusqu'au-delà de la Méditerranée.» Il reste à savoir les influences qu'ont eues ces actions contradictoires sur les soldats FSNA. Le constat le plus frappant est que les désertions restent un phénomène limité avant 1962. Quelques centaines par an sont recensées, alors que le nombre de soldats FSNA est parfois supérieur à 60 000. Le taux maximal de déserter entre décembre 1958 et 1961 est celui de l'année 1959 avec 2,62 désertions pour 1000 soldats FSNA. La plus grande vague de désertion a lieu entre juin et septembre 1958 pendant la campagne du référendum sur la Constitution. Mais elle est d'une moindre ampleur que celle de 1956 qui avait vu plus de 1330 soldats déserter en un an. Le début des négociations entre le FLN et la France en mai 1961 n'est suivi d'aucune recrudescence de désertion. Le principal moteur qui pousse un soldat à déserter semble être la peur, comme en 1958 où la vague de désertion correspond à une multiplication des représailles du FLN pendant la campagne du référendum. Déserter ne signifie pas obligatoirement se rallier au FLN. Des jeunes hommes ne sont pas retournés dans leurs unités après une permission parce qu'ils jugeaient que le contexte leur permettait d'échapper sans risque à leurs obligations militaires. Pour plus de 830 désertions en 1961, on compte à peine 160 affaires de collusion. Cela témoigne-t-il d'un attachement de la jeunesse algérienne à la France ? Certes, ces chiffres sont la marque d'un certain loyalisme. Mais il ne faut pas oublier les difficultés logistiques d'une désertion et les risques qu'elle comporte. De plus, étant donné la confusion qui régnait dans le pays, ceux qui étaient radicalement opposés à l'idée du service dans l'armée française peuvent assez facilement éviter de répondre à l'appel. Et même si les engagements excèdent largement les désertions – 22 064 contrats souscrits pour 3340 désertions entre 1958 et 1962 -, là encore, il serait hâtif d'y voir la marque d'un engagement politique du côté français. Ces hommes, issus d'une société en pleine déstabilisation, rentrent dans l'armée française souvent dans le même esprit que l'ont fait les générations précédentes. L'usage, un certain respect de l'autorité et les assurances matérielles qu'offre l'armée dans un contexte de bouleversement des structures agraires sont autant de raisons qui expliquent pourquoi sont encore si nombreux ceux qui continuent à rejoindre l'armée française. Il faut attendre les mois précédant l'indépendance pour connaître un mouvement massif de désertion. Entre janvier 1962 et octobre 1962, on compte 6000 désertions de soldats FSNA, soit autant que l'ensemble de celles recensées pendant toute la durée du conflit. Pourtant, rien n'est moins étonnant, étant donné la confusion qui règne dans le pays. Les semaines qui suivent le cessez-le-feu sont celles où les désertions sont les plus nombreuses. La signature des Accords d'Evian crée un choc parmi les soldats, d'autant que leurs cadres ne peuvent leur donner aucune assurance quant à leur protection. La violence des affrontements entre civils leur fait réaliser les risques encourus par ceux qui ont soutenu l'action française et la laborieuse mise en place de la Force locale offre des occasions toutes trouvées pour déserter. Toutes ces désertions sont motivées par la sensation d'être délivré de ses devoirs militaires envers la France et sont marquées par la volonté de manifester son allégeance au nouveau régime. Ni tous mercenaires ni tous martyrs, les Algériens musulmans qui se retrouvent dans l'armée régulière sont souvent représentatifs d'une fraction de la population algérienne qui n'a pas converti en termes politiques la conscience qu'elle pouvait avoir de l'oppression coloniale. Paradoxalement, si l'augmentation des effectifs FSNA dans les dernières années de la guerre d'Algérie est liée à la conjoncture particulière que prend le conflit algérien, c'est à cette occasion que l'armée tente in extremis d'inscrire leur présence dans l'armée régulière dans une tradition plus ancienne. L'armée tente de restaurer l'image d'une institution capable de niveler les injustices de la société musulmane et d'incarner les valeurs d'une république idéale. Mais un tel projet n'est plus viable, maintenant que des hommes ont été capables de mener l'Algérie vers l'indépendance politique. L'armée doit se résoudre à abandonner une partie de son héritage et de ses méthodes en même temps que la France quitte l'Algérie. Pourtant la présence de ces hommes dans les rangs de l'armée française jusqu'à l'extrême fin du conflit contribue à relativiser le mythe d'une révolution algérienne menée par une population unanime, mythe sur lequel le FLN a fondé sa suprématie politique après l'indépendance. Certains le paieront très cher, d'autres pourront reprendre le cours de leur existence après la guerre. Ceux qui s'installent en France, pour la plupart des anciens soldats des corps de tradition nord-africaine, se retrouvent détenteurs d'un héritage ambivalent. D'une part, ils sont les derniers représentants de l'esprit de l'armée d'Afrique, armée qui vient tout juste d'être remise à l'honneur à l'occasion du soixantième anniversaire du débarquement de Provence. De l'autre, ils ont un parcours similaire à celui des harkis qui sont toujours à la recherche de la reconnaissance de la France. Paris, le 15 octobre 2004