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Eléments pour une théorie de la pratique des conflits de travail
Publié dans El Watan le 18 - 12 - 2004


Introduction
Il était une fois, trois princes du royaume de Serendip qui partirent à la recherche de quelque chose qu'ils cherchèrent loin et longtemps sans le trouver, mais qui découvrirent en chemin force choses, autrement plus intéressantes que ce qu'ils étaient allés chercher. Ce conte frappa Horace Walpole qui appela serendipity, le fait de découvrir une chose en cherchant une autre.
Les lecteurs avisés se poseront légitimement la question de savoir le rapport de ce conte avec les conflits de travail. Et bien, le déclenchement du conflit de travail est une aventure qui mène parfois là où les acteurs du conflit ne s'attendent pas à s'y trouver. Ils découvriront une chose en cherchant une autre, pas nécessairement plus intéressante comme dans ce conte.
Prémices du conflit
Il serait possible de prévoir l'évolution du conflit de travail comme les médecins prévoient l'évolution d'une épidémie. Dans de nombreux cas, on obtient le résultat théorique suivant par déduction mathématique.
Pour un type donné de conflit, il existe un nombre critique de cas de griefs initiaux latents ou manifestes. Au-delà de ce nombre, le conflit éclate, en deçà de ce nombre le champ d'influence diminue et le conflit naissant s'évanouit. Ces griefs latents puis manifestes se transforment en sous-conflits (1) puis en conflit. Le sous-conflit ne s'exprime jamais par des revendications ou des souhaits présentés en termes d'exigences. Il se livre toujours par paire : un individu contre un autre, ou un individu contre un ensemble d'autres. A l'extrême, chacun d'entre nous s'oppose tout seul au monde entier. La réalité est plus grave encore : chacun est l'adversaire de tous et les coalitions ne sont que des apparences au service de duels innombrables.
Pourtant, ce sont des coalitions d'intérêts qui apparaissent le plus clairement dans le champ clos de l'entreprise qui constitue la plus grande concentration de sous-conflits que l'on puisse imaginer. Le conflit de travail n'est pas une fatalité qui survient sans explication. Il n'appartient pas au domaine du déterminisme que lui attribue Hegel comme l'implacable déroulement de l'histoire des sociétés humaines à un absolu, à une idée abstraite. Du fait de la division du travail, le rôle joué par les hommes dans le processus de production (qu'ils soient propriétaires des moyens de production ou travailleurs vendant leur force de travail) va structurer leurs idéaux, leurs opinions et c'est à travers les heurts entre ces perspectives différentes, à travers les luttes qui en résultent, que la société humaines évolue.
Le conflit de travail appartient au domaine de l'événement, et comme tel, il a sa cause dans l'événement qui précède. C'est une chose dont aucun n'a jamais douté. «Si on n'avait pas fait l'opération césarienne à la mère de César, César n'aurait pas détruit la république ; il n'eût pas adopté Octave, et Octave n'eût pas laissé l'empire à Tibère.» (Voltaire, Candide).
La probabilité d'un écart, selon la loi, des grands nombres de la fréquence relative qu'on attend d'un événement (ici la grève) devient de plus en plus petite lorsque le nombre de coups d'envoi (ici les sous-conflits) devient de plus en plus grand. C'est pourquoi, nous pouvons, en définitive, faire la prévision sans invoquer le terme de probabilité que nous sommes pratiquement certains que pour un nombre donné suffisamment grand de coup d'envoi d'une pièce de monnaie par exemple, celle-ci retombera approximativement une fois sur deux du côté pile avec une très étroite marge d'erreur. Par contre, dans une construction sociale, les événements (2) ne se distribuent pas selon une distribution «normale» comme dans un univers naturel. Dans un univers social, un très petit nombre d'événements situés à une extrémité – les premiers 10 où 20 % au plus- est la cause de 90% de tous les vrais problèmes, tandis que la grande majorité des évènements ne sont la cause que d'environ 10 % seulement des problèmes. Cela est vrai sur le marché : une poignée de clients importants parmi plusieurs milliers fournit le plus gros des commandes, une poignée de produits parmi des centaines fournissent le plus gros du volume et ainsi de suite. Cela est même vrai pour pratiquement tous les problèmes de personnel : le gros des récriminations ne vient toujours que de quelques endroits ou d'un seul groupe d'employés : par exemple celui des femmes célibataires (avec toutes nos excuses pour celles qui se sentent visées) ou celui des hommes chargés de la sécurité de l'équipe de nuit.
Conséquence : puisque 90% des vrais problèmes sont produits par les 10 premiers pour cent d'événements, 90% des faux problèmes sont suscités par les 90% d'événements restants. En d'autres termes, les vrais et les faux problèmes sont en rapport inverse. Au cours de cette maturation souterraine, la tension sublimée prend de la hauteur, la cause d'abolie, les souhaits se légitiment, l'ensemble enrichi de références philosophiques servira de point d'appui durant le conflit. Le déclenchement apparaît d'abord sous la forme d'une querelle de droits à obtenir ou à défendre. L'un des deux partenaires au moins doit avoir l'intention délibérée de déclencher le conflit. Si l'autre ne cède pas aux menaces de son partenaire, c'est qu'il accepte lui aussi l'affrontement.
L'intention hostile devient alors réciproque : chacun cherchant à construire les territoires les plus vastes possibles. Quel est le projet ? Exister, exister plus que l'autre, la surface du territoire figurant la capacité de chacun à exister par extension. Nous pensons au mot de Saint-Exupéry : «L'homme se construit dans l'espace comme un branchage.» Chaque partenaire bâtit son projet dans le non-projet de l'autre. La guerre (dans le sens du conflit) n'existe que chez l'espèce animale (fourmis, termites…) où se rencontrent les trois phénomènes suivants : la hiérarchie, le travail organisé et la propriété (G. Bouthoul 1896-1980). L'allusion n'est que trop claire.
Du déclenchement du conflit naît un processus qui comprend :
– Une phase préparatoire de maturation
– Un phénomène d'allumage accompagné ou non de contagion.
– Une volonté confligène manifestée par l'emploi de moyens de pression.
La phase de maturation : Elle se caractérise par une dégradation du climat social qui devient propice à l'action de n'importe quel événement susceptible de provoquer l'allumage. Si le champ général des tensions est déjà chargé, si le cumul atteint le niveau du «ras-le-bol», si l'intensité est élevée et si enfin le rapport de pouvoir favorise un partenaire déjà fortement antagoniste et orgueilleux, alors l'allumage quelle qu'en soit l'origine, risque de déclencher le conflit. Il faut signaler cependant que la maturation peut être souterraine. Les signes apparents de la dégradation peuvent être discrets ou masqués par un comportement «civilisé» où les antagonistes respectent certaines règles conventionnelles.
L'allumage : L'allumage est un phénomène complexe qui annonce le conflit proprement dit. Il a pour origine une information alarmiste, un incident, un accident, une revendication brutale, une décision inappropriée qui font office de détonateur et provoquent en peu de temps des antagonismes nouveaux et brutaux :
– D'intensification et de dramatisation,
– de sublimation : l'affrontement se syndicalise ou se politise,
– de contagion : le conflit s'étend et se propage.
Il faut signaler également que l'allumage n'est pas l'incendie. Plusieurs entreprises connaissent de nombreux phénomènes d'allumage sans suite, si ce n'est la persistance d'un climat social médiocre et irritable comme dans la plupart de nos entreprises, même celles qui se croient au summum de leur gloriole. Les conflits de travail – comme phénomène social – obéissent à une logique de survenance que l'on peut qualifier de non-linéaire. Cette non-linéarité décrit un processus dont les conséquences ne sont pas proportionnelles aux causes. C'est pourquoi, une délocalisation préjudiciable à l'emploi local peut avoir des effets limités, alors qu'une note de service interne inopportune peut provoquer une grève violente.
La volonté confligène : La maturation conflictuelle et le phénomène d'allumage ne suffisent pas encore à déclencher le conflit. Celui-ci n'existe pas hors la volonté des partenaires. «Aucun engagement ne peut avoir lieu, écrit C. V. Clausewitz, sans consentement mutuel.» Mais l'un des partenaires peut évidemment se trouver acculé au conflit par la volonté de l'autre, ce que Machiavel traduit dans son style par : «Je le répète, on ne peut éviter une bataille quand l'ennemi la veut à tout prix.» La grève déclenchée l'été dernier par les enseignants est à cet égard significative quant à son allumage :
– Reconnaissance officielle du syndicat à l'origine de la grève.
– Volonté de s'affranchir de la tutelle UGTA.
– Volonté de l'UGTA de faire rentrer dans les rangs ce «trublion de pseudo-syndicat». Le cumul de ces tensions s'accompagne d'une sublimation portant sur le désir mutuel des partenaires «d'en découdre une bonne fois pour toutes». Quand on ne résiste pas la première fois, on résiste moins la seconde, et c'est toujours de pis en pis, dit-on. Nous avons déjà dit que les conflits se déclenchent par l'irruption d'un événement détonateur qui fait office d'étincelle ou qui accroît brusquement la tension conjoncturelle. A l'occasion de ces phénomènes, les sous-conflits vont changer de physionomie. Tandis que certains d'entre eux restent momentanément dans l'ombre, les autres émergent au grand jour. Les sous-conflits unilatéraux deviennent bilatéraux et plus nombreux encore. De faibles intensités, ils devienent violents. Maintenus dans une réserve ou simplement polis apparaissent au grand jour sans pudeur. Les multiples sous-conflits latents et les conflits policés limités forment maintenant un seul phénomène conflictuel constitué par deux groupes fragiles composés de partenaires ouvertement antagonistes.
Le simulacre d'équilibre social est rompu. «On commence par céder sur les mots, on finit par céder sur les choses.» (Freud). La détonation conflictuelle a, en effet, détérioré brutalement le mode de relation entre syndicat des grévistes et la direction de l'entreprise qui se déclarent ouvertement en conflit. Cependant, le phénomène le plus fréquent reste la contagion. Les souhaits du syndicat et les contre-souhaits de la direction qui s'expriment par des revendications et des contre-revendications portent tout le poids du conflit. Ils forment l'enjeu autour duquel vont se dérouler les opérations conflictuelles. En réalité, les partenaires sont les premiers à savoir qu'il existe entre eux un autre conflit semi-souterrain celui-là, obscur, sournois, qui a plus d'importances que l'actuel, c'est le solde du conflit passé. La grève, le licenciement, le refus de négocier ne sont que des mots sur une liste de moyens de pression disponibles, et par conséquent, ne sont rien sans les pulsions capables de les choisir et de les employer avec résolution. Notons toutefois qu'il y a deux catégories de pulsions :
– Pulsions d'incompatibilité, et pulsions dites de puissance. Dans le premier cas, le ressort de l'action pousse à accepter ou à refuser des propositions négociables, dans le second cas, à employer les moyens de coercition.
Les pulsions d'incompatibilité ont tendance à être plus redoutables que celles de puissance. Il est plus facile de se montrer intransigeant en paroles au cours de réunions que d'exercer effectivement sa puissance. L'individu est un être de desseins. Il crée, enregistre dans sa mémoire et en extrait des plans qui lui indiquent comment opérer s'il veut parvenir à ses fins et agir en accord avec ses valeurs (s'il lui en reste encore) sous l'influence de ses émotions et compte tenu de ses limitations perceptives et cognitives. La dissuasion est justement l'art d'utiliser l'intransigeance pour accréditer l'existence d'une résolution conflictuelle. Le partenaire à dissuader se laisse souvent tromper en croyant que l'intransigeance diplomatique témoigne de l'existence d'une résolution conflictuelle de même intensité. Alors que cette résolution n'est vérifiable que dans l'exercice de l'action. Menacer de fermer l'usine par exemple est une manœuvre diplomatique tandis que sa fermeture effective relève de la résolution conflictuelle.
La puissance théorique d'un partenaire n'offre aucun intérêt si elle n'est pas confrontée avec la réalité d'une situation conflictuelle. La vraie puissance se juge sur l'effet qu'elle suscite de l'autre vis-à-vis, c'est-à-dire de son induction.
L'art de la polémologie consiste à manier ces apparences ou à s'en défier. Elles reflètent soit des pulsions réelles soit des pulsions feintes. Il faut beaucoup d'intuitions et d'expérience pour distinguer les unes des autres, d'autant plus qu'elles sont intégrées dans des systèmes globaux, cohérents, dont les partenaires eux-mêmes ont une conscience assez vague. L'écart entre ces pulsions réelles ou feintes est ténu. Où commencent les secondes et où s'arrêtent les premières constitue une excellente approche polémologique.
Faiblesses du plus puissant et chances du plus faible
Lorsque le déroulement du conflit était parvenu à son paroxysme de la tension, les initiatives du plus faible demeurent sans effet sur le plus puissant, tandis que les manœuvres du plus puissant deviennent sans effet sur le plus faible. Ainsi, la puissance atteint-elle ses propres limites, au-delà desquelles elle perd ses facultés inductrices. Jamais la puissance n'a d'effets tous azimuts. La négociation qui détermine l'issue, la maîtrise des évènements qui orientent cette issue selon les ambitions affichées de chacun sont deux choses accessibles aux deux partenaires. Aucune position favorable ne peut jamais être autre chose qu'un avantage temporaire et volatile selon le principe : ce qui existe vieillit. Si l'état de puissance secrète naturellement un certain relâchement, l'état de faiblesse prédispose naturellement à une grande vigilance.
Dans certaines situations, le plus faible l'est souvent par sa faute et peut probablement devenir plus puissant, pour autant qu'il veuille s'en donner la peine. Plus de la moitié des guerres qui ont eu lieu, écrit le philosophe Fichte, sont nées de grandes fautes politiques de l'Etat attaqué qui a donné à «l'agresseur» des raisons d'espérer en un succès heureux.
Le plus faible attire en quelque sorte les initiatives dominatrices du plus puissant. Nous connaissons la réponse d'Hitler aux initiatives de paix des alliés. Cela pour l'extrapolation. Dans un contexte hostile, le bluff constitue l'arme suprême : en augmentant son incompatibilité, le plus faible fait croire qu'il est puissant. Le bluff est une attitude polémologique positive capable de réduire l'incompatibilité de l'autre. De même, dans une négociation sociale, les mouvements d'indignation et le «cri du cœur» donnent au plus faible une force nouvelle capable d'ébranler le plus puissant. Cela, du moins dans les pays démocratiques où l'opinion publique pèse lourdement sur les décisions.
Notes
(1) Nous entendons par sous-conflit une incompatibilité, voire une hostilité semi-clandestine manifestée contre une personne porteuse d'une idée, d'un projet… ou soupçonnée d'une mauvaise intention.
(2) Nous entendons par événement toute action ou comportement suceptible de produire un mécontentement de nature à détériorer le climat social.


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