Dans ce registre, les cinq lycées d'excellence prévus pour la rentrée prochaine en Algérie présentent quelques similitudes de façade avec les classes préparatoires aux grandes écoles de la République française. Qu'en est-il au juste ? Le modèle français La naissance de l'institution scolaire au pays de Voltaire et sa généralisation ne se sont pas réalisées d'un coup de baguette magique. Elle possède un héritage solide de traditions qui plongent leurs racines dans l'histoire tumultueuse du peuple français. L'histoire de son évolution à travers les siècles nous renseigne sur les luttes qu'ont dû mener dès le XVIIIe siècle les humanistes – politiciens et éducateurs – contre l'omnipotence de l'Eglise d'abord et des aristocrates ensuite. Au XIXe siècle finissant, les puissances de l'argent soucieuses de garder leurs privilèges se sont liguées contre les efforts de démocratisation arrachés par les syndicats d'enseignants et les hommes de progrès. Des compromis furent établis afin de maintenir la cohésion sociale. A la base, la gratuité de la scolarité obligatoire jusqu'à 13 ans puis à 16 ans. Mais c'est au sommet de la pyramide – l'enseignement supérieur – que se dessine nettement ce compromis. Un élitisme bourgeois représenté par les grandes écoles – avec leur réservoir, les classes préparatoires de lycée – cohabite avec une institution démocratique, l'université. Un système dual qui persiste encore de nos jours en France avec des aménagements placés sous le signe d'une ouverture strictement contrôlée et fortement sélective des grandes écoles aux enfants des banlieues. C'est la fameuse Ecole nationale d'administration qui vient d'inaugurer cette timide ouverture. En amont de ces grandes écoles, nous trouvons les fameuses classes préparatoires ouvertes dans de prestigieux lycées situés dans les quartiers chics des grades villes. On compte de nos jours environ 270 lycées qui possèdent ce type de classes d'élite pour un effectif total de 80 000 élèves. Pour y accéder, il faut disposer du baccalauréat, présenter un dossier et passer un concours d'entrée. Leur recrutement se fait exclusivement dans les classes sociales supérieures. Choyées par la République, ces classes préparatoires reviennent très cher au budget de l'Etat français. Une année par élève coûte plus cher qu'une par étudiant d'université. De même que leur taux d'encadrement et le traitement des professeurs sont aussi supérieurs. Le concours d'entrée est dénoncé par des personnalités du monde scolaire et universitaire. Ancien doyen de l'inspection générale de mathématiques, Pierre Legrand écrivait en 2000 : «Il y a une incontestable hypocrisie à attacher autant d'importance aux épreuves écrites et anonymes des concours comme garantie d'objectivité, dès lors que l'admission en classe prépa est prononcée sur dossier plusieurs mois avant l'examen du bac.» Depuis son institutionnalisation, ce système français continue de susciter débats et contestations. La principale critique dont il est l'objet réside dans son caractère héréditaire, antinomique de la démocratie républicaine soucieuse d'amener plus grand nombre vers l'excellence. Dans ce pays, la qualité du rendement scolaire n'est pas du seul ressort de l'Etat. La fluidité dans la communication, la bonne gouvernance pédagogique qui se retrouve jusque chez l'instituteur du petit village de montagne, le syndicalisme pédagogique des enseignants, la prise de conscience active des parents ont fait que l'élitisme prôné par les héritiers de la République ne dérange pas outre mesure. L'excellence (pédagogique) à l'algérienne Ramené en Algérie le débat franco-français sur ces structures dites d'excellence – dixit les Algériens – a de quoi faire sourire. Voilà un pays dont le système éducatif est reconnu désastreux par les plus hautes autorités et qui se permet le luxe d'ouvrir un dossier à l'urgence douteuse. L'interview accordée le 12 février dernier par le ministre de l'Education nationale à Liberté est révélatrice d'une confusion dans la maîtrise du concept d'excellence. Parlant des objectifs assignés aux cinq lycées d'excellence prévus pour septembre prochain, l'homme politique répond : «On ne peut pas laisser les meilleurs élèves dans un endroit où leurs compétences seront gaspillées.» Une phrase lourde de risques de dérives. Et d'expliquer que l'admission dans ces établissements se fera par une étude de dossier et un concours. N'est-ce pas là une pâle copie des fameuses classes prépa françaises ? L'honnêteté nous commande d'expliquer les raisons pour lesquelles ces dernières ont été créées. Elles n'ont nullement pour vocation de stigmatiser une supposée médiocrité des autres classes ou des autres lycées français qui, eux aussi, cultivent l'excellence. Leur unique objectif – selon ses fondateurs – demeure la reproduction sociale de l'élite politique du pays. Dérive sociale Le ministre reconnaît qu'à l'exception de ces cinq établissements, tous les autres lycées d'Algérie – soit 99,99% – sont des endroits où les compétences de ces excellents élèves seront gaspillées. En clair, des lycées au rabais qui alimenteront – à coup sûr – les frustrations et les complexes d'infériorité des élèves et de leurs parents. Une ségrégation qui ne dit pas son nom. Elle ira nourrir les poches de violence dormantes. C'est ignorer l'attachement de l'Algérien aux idéaux de justice et d'équité que de lui imposer une idée porteuse de germes d'apartheid. Un aveu trop alarmiste pour ne pas le souligner. Allons-nous vers un enseignement secondaire à deux vitesses dont l'un (des dizaines de centaines de lycées) patinera au poids mort et l'autre (les fameux cinq) carburera au turbo ? Analysée à la lumière de la noble mission de l'école républicaine universelle, cette trouvaille algérienne se retrouve en porte-à-faux avec deux de ses principes-clés : l'égalité des chances et l'accès de tous les élèves à la réussite. A ce niveau du débat, il y a lieu de préciser la notion d'excellence. L'élève est excellent par rapport à quoi ? N'y a-t-il d'excellence que le succès aux études secondaires ? Ce serait dévaloriser davantage le secteur de la formation professionnelle au moment où des efforts sont déployés pour le relancer. Ces brillants jeunes cuisiniers ou pâtissiers qui ont fini par exercer le métier dont ils ont toujours rêvé n'ont-ils pas atteint l'excellence – la leur, en s'orientant à partir de leurs goûts et de leurs aspirations ? En Europe, des bacheliers qui refusent d'embrasser les études universitaires pour se consacrer à leur vocation première sont monnaie courante. L'école professionnelle la plus courue en France – et où l'attente pour s'inscrire au concours d'entrée peut vous mener jusqu'à un an – est celle de la ville de Paris. Elle forme les agents d'entretien – les éboueurs si vous voulez. Des ingénieurs, des techniciens, des commerciaux – tous diplômés d'université et déjà en activité – rêvent d'y travailler. Les motifs de leur choix sont imparables : l'excellence choisie pour eux par l'institution, voire leurs parents ne leur convenait pas. Ils veulent travailler au grand air, au contact des gens et sur des horaires souples qui leur donnent cette liberté de mouvement. C'est ainsi qu'ils conçoivent leur excellence. De celle qui forme des travailleurs épanouis et heureux, alors que leur boulot antérieur était synonyme de corvée. Le bonheur de l'individu n'est-il pas l'un des objectifs de l'école ? Dérive pédagogique L'excellence ne saurait se mesurer aux seules normes scolaires. Ces dernières matérialisées par les notes sont loin d'être objectives à 100%. Les spécialistes en docimologie ont dévoilé la face cachée de la note donnée par l'enseignant-correcteur.Toutes les études de docimologie (science qui s'occupe de l'objectivité de l'évaluation scolaire) ont clairement montré les divergences entre correcteurs d'une même copie. Des écarts qui vont jusqu'à 10 points et pas seulement dans les disciplines littéraires, même les mathématiques n'échappent à pas à cette entorse au critère de justesse. Le système d'évaluation adopté en Algérie basé sur la mesure des connaissances mémorisées et non pas forcément assimilées ne saurait être à l'abri de cet arbitraire. En parlant de compétences, le ministre se place en phase du discours pédagogique en vogue dans les pays avancés et qui peaufinent ce concept de compétence depuis plus de vingt ans. Un concept qui n'a pas encore pris racine chez nous, il faut du temps, beaucoup de temps. L'évaluation des compétences est totalement différente de celle des connaissances, or à ce jour, il n'existe pas – y compris dans les pays pionniers – de système d'évaluation des compétences bien formalisé. Le concours et l'étude du dossier pour les postulants à ces lycées d'excellence ne risquent-ils pas de reconduire les dérives pédagogiques relevées à juste titre par les docimologues ? N'est-ce pas ouvrir une brèche à la surenchère dans le système de notation et aux dossiers de complaisance ? Les élèves jugés excellents seront en réalité ceux qui ont satisfait aux exigences d'une «pédagogie de la salive» soubassement de l'enseignement magistral et des programmes encyclopédiques. De bons travailleurs qui ahanent non pour se faire plaisir mais pour satisfaire aux critères biaisés d'un système archaïque. Des élèves tôt jetés dans l'arène de l'école de la note, du classement et de la compétition. Pour eux, le bachotage – si ce n'est pas le copiage – constitue le seul moyen de mémoriser les longues et fastidieuses leçons à apprendre par cœur. C'est à ce prix qu'ils les restitueront fidèlement le jour de l'évaluation (devoirs, compositions, examens concours). Ils auront de la sorte mérité la médaille de l'excellence version système. C'est là la réalité du dispositif pédagogique en vigueur en Algérie. L'approche par les compétences et son pendant naturel, l'évaluation formative – approche séduisante – ne sont pas encore matérialisés, en Algérie par un dispositif opérationnel à même de rendre efficiente la pratique pédagogique de l'enseignant. Il n'y a de place que pour la mémorisation mécanique, or celle-ci ne développe pas de compétences. Dans une étude remarquable, la célèbre psychanalyste française Françoise Dolto très engagée dans la vie scolaire de son pays dénonçait les rythmes scolaires imposés aux enfants par des programmes lourds et système de notation incohérent. Elle écrivait au début des années 1970 : «…Dans un tel système éducatif, il n'y a que les vrais inadaptés qui réussissent. Les enfants doués ne survivent pas longtemps à ce régime pédagogique.» Son cri d'alarme a été entendu et de sensibles correctifs ont été apportés depuis. Démocratiser l'excellence Dans le même entretien et en décalage avec l'idée développée dans sa première intervention, le ministre a donné la vraie définition de l'enseignement secondaire : «Les critères d'accès au lycée et le passage d'une année à l'autre sont très rigoureux. N'entrera au lycée que l'élève ayant des aptitudes pour suivre un enseignement secondaire de qualité.» En s'exprimant ainsi, il ne faisait pas allusion aux cinq fameux lycées mais à tous les lycées. En théorie, tout cycle d'enseignement représente l'excellence par rapport au cycle précédent. L'université est un cycle d'excellence par rapport au lycée et ce dernier l'est tout autant comparé au collège et ainsi de suite. Un collégien admis au lycée est en principe un bachelier potentiel. Il est censé appartenir aux meilleurs de sa tranche d'âge scolarisée. Alors pourquoi se contenter de cinq lycées d'excellence, alors que l'application des normes universelles de gestion pédagogique à partir du primaire suffit à injecter l'excellence dans tous les établissements scolaires ? Et les exemples à travers le monde nous le confirment avec force. Les contribuables algériens ont le droit d'exiger cette démocratisation de l'excellence. Elle constitue l'essentiel de la mission assignée aux gestionnaires du système éducatif. Vu sous cet angle, ce type de structure est donc destiné à capter, à la source, «l'excellence de cette excellence» – une minorité que la nature a créée – afin de ne pas la pénaliser par une pédagogie uniforme qui s'adresse à la moyenne des élèves. Et l'on débouche sur l'une des deux minorités que comporte toute tranche d'âge, celle des enfants précoces (ou surdoués). Cette catégorie d'enfants mérite un encadrement spécifique dans ces établissements d'élite (écoles, collèges et lycées). Ils existent dans plusieurs pays, y compris en Union soviétique du temps du communisme. Dans ce cas précis, seuls les enfants précoces pourront prétendre y accéder. Et ce ne sera que justice. Personne ne trouvera à y redire si cette catégorie d'enfants est prise en charge dans ces établissements d'élite. De tels établissements sont légitimés par une lecture intelligente du principe d'égalité des chances cher à l'école républicaine, celle du peuple. La partie est philosophiquement jouable – dirions-nous – mais la stratégie et les moyens qui vont avec ne sauraient se contenter d'une décision précipitée. Se posera alors la question du double dispositif de détection et de prise en charge. Un enfant précoce se détecte au début du primaire, voire à la maternelle ; au-delà il est formaté par le système et perd de son tonus : il n'existe plus (voir F. Dolto). Sans nous étaler sur ce sujet, une autre minorité d'élèves mérite d'être prise en considération : ceux qui traînent des handicaps. Là aussi, il y a lieu de mettre en place un double dispositif de dépistage et de prise en charge (encadrement formé en conséquence, structure d'accueil, régime pédagogique…), afin de leur permettre de suivre une scolarité normale et de ne pas gêner la progression des autres élèves. Les plus atteints seront orientés vers des écoles d'enseignement spécialisé qu'il faut prévoir. C'est au primaire que se construisent les bases de l'excellence scolaire. Ce cycle mérite un véritable plan Orsec pour l'amener à jouer son rôle de fusée porteuse des deux étages d'excellence que doivent être le collège et le lycée. Négligé, voire méprisé – politiquement il ne rapporte pas gros – ce cycle sensible nous le rend bien : toutes les réformes en aval ont échoué, y compris à l'université. Que peuvent valoir des études universitaires en l'absence d'une instruction de base de qualité ? Un diplôme frelaté délivré pour acheter la paix sociale dans le pays. Et à l'évidence, les réflexes ont la peau dure. Et l'échec, la vie longue. La fuite en avant On ne peut conclure sans aborder les deux expériences algériennes qui ont précédé ces cinq lycées d'excellence annoncés. La première a eu lieu à la rentrée scolaire 1992-93, elle a concerné trois lycées d'Algérie (Alger, Oran et Constantine). Les autorités de l'époque les avaient dénommées «classes de surdoués» (sic !). Les élèves séletionnés entraient en «1re AS pour surdoués» à partir d'un concours en fin de 9e AF. Un feu de paille sans lendemain, pour la simple raison que ces élèves n'avaient rien de surdoué, si ce n'est qu'ils étaient parmi les meilleurs élèves de leur collège. De plus, ils étaient soumis au même régime pédagogique que leurs pairs des autres classes ; leur seul privilège étant de disposer des meilleurs enseignants du lycée. Piégés par l'illusion d'avoir des surdoués à la maison, les pauvres parents ont fini par se rendre compte de la supercherie mais en retard. La deuxième expérience est toute récente : septembre 2004. Des classes de terminale dites spéciales ou d'excellence – le concept étant imprécis, forcément que la dénomination s'en ressente – sont ouvertes dans les mêmes villes. Elles sont alimentées par des élèves de 2e AS en provenance d'autres lycées et admis sur concours. Aucune préparation n'a précédé cette expérience. Les enseignants n'ont été ni recyclés encore moins documentés ; ils ignoraient tout de l'existence de ce projet jusqu'à la distribution de leur emploi du temps en début d'année. Aucun changement dans les programmes et les méthodes : ces élèves suivent le même régime pédagogique que leurs camarades des autres classes dites normales. Résultats des courses Dans le lycée-pilote du Ruisseau, ces fameuses classes se sont vidées de leurs locataires avant la fin de ce deuxième trimestre, la classe philo à 100% et l'autre à environ 50%. Déçus par les conditions d'accueil ou incapables de suivre le programme de filières parmi les plus difficiles (technique, maths et philo) ? Nul ne sait. Quoique leurs enseignants ne les trouvent pas exceptionnels : leurs notes naviguent entre passable et assez bien. A-t-on tiré les enseignements de la première expérience avant de lancer celle de 2004 ? La réponse est toute trouvée : il y a lieu de les généraliser. Les cinq lycées d'excellence de septembre 2005 viendront capitaliser «le zéro pointé» de ces deux coups d'épée dans l'eau. Et vogue la galère de la réforme avec, à son bord, des galériens… Nos enfants.