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Le Japon et les arabes (2 et fin)
Publié dans El Watan le 07 - 04 - 2005

Tokyo, mégapole très moderne, offre bien cette contradiction dans la rue jusqu'aux intimités des maisons qui, jadis, étaient ouvertes sur un espace sans fin qui n'avait de référence qu'un soleil qui ne s'éteint jamais et un air des faubourgs qui ne cesse de parfumer les maisons ouvertes. Mais, ce qui est formidable chez les Japonais ce sont ces arrêts permanents et le sentiment de culpabilité (même conservateur) envers leur culture et leurs traditions, même chez les gens les moins avertis.
Beaucoup de choses ont changé, mais le Japon reste toujours un pays des grands fantasmes de la modernité. D'ailleurs, en Algérie, on appelle Japonais, toute personne possédant des facultés surhumaines et dotée d'une force silencieuse et intelligente. Les moyens de communication nous permettent aujourd'hui de vivre ce pays dans toute sa richesse, ses contradictions et ses déchirements entre Orient et Occident. Les passerelles de nos ancêtres, coupées depuis longtemps à cause des guerres et de l'éloignement, n'ont pas produit une continuité dans la connaissance de l'autre. Et pourtant, cette fois-ci, c'est la force de cet autre qui est venue vers nous avec tout son arsenal technologique et littéraire et même sa conception de la vie dans un monde d'effritement des valeurs traditionnelles. On est presque dans un schéma contradictoire. D'un côté, une force sans limite, puissance économique et, de l'autre, une passivité, attitude défensive et paralysante. Mais c'est ça aussi le défi contemporain, c'est un assaut qui entraîne à sa suite un bouleversement total des valeurs, des conditions et des habitudes séculaires de la vie et de la pensée. C'est à partir de là que les différents points de vue peuvent se comprendre et refaire la synthèse de cet homme morcelé et déchiqueté en miettes. Les Arabes, très jaloux de leur poésie, se sont laissé surprendre par une nouvelle poésie simple, élégante et complexe, le haiku : un lieu très profane où la métaphore n'a pas droit de cité. Le haiku,est une poésie qui, quand elle quitte son espace naturel et légendaire, perd de son identité et de son essence. Pourtant, cette fois-ci, c'est la fascination d'une douleur au présent qui a remplacé les mythes et les légendes. Deux petits mots sur ce genre littéraire qui résiste à toute traduction par son côté simple, mais très condensé et qui a traversé les temps et les péripéties qui voulaient faire de lui, sans grand succès, un miroir qui reflète la domination impériale des différentes dynasties.
Le tumulte des saisons
Le haiku est la forme poétique la plus courte dans le monde de la poésie. Il se compose de trois phrases, 5, 7 et 5 syllabes. Ses origines viennent du tanka qui semble s'enraciner dans les chants. Le tanka est très lié à la nature et aux tumultes des saisons. Il est composé de cinq vers 5,7, 5,7 et 7. La première partie de 5,7,5 doit évoquer la nature, appelée hokku, la deuxième évoque un sentiment ou une émotion spécifique. Le tanka se développe à la cour impériale du IXe au XIe siècles, puisqu'il était le passe-temps favori des aristocrates qui examinaient leurs capacités poétiques à travers ses mécanismes littéraires, le premier participant dit la première partie et le deuxième doit la terminer ; un troisième écrit un nouveau hokku 5-7-5 auquel fait écho une autre phrase 7-7 et ainsi de suite, en des chaînes qu'on appelle renga. Le renga est même arrivé à épouser le langage populaire. Des pratiques qui rappellent les quatrains des bouqalas algéroises. Une idée qui reste muette, bien sûr, sans l'avoir creusée au préalable ; pourtant le haiku obéit partiellement aux mêmes procédés d'une société citadine qui avait besoin de divertissements. Très étonné encore d'appeler la césure de fin de chaque vers du haiku, le kiréji alors qu'on appelle en arabe Al kharjé pour les mêmes fonctionnalités du poème andalous et des frontières des mots. Au XVIIe siècle, ce genre se développa davantage avec l'émergence d'une nouvelle bourgeoisie (sous le règne des shogun Tokugawa.) la priorité fut donnée au hokku qui se détacha de la chaîne pour devenir haiku. Sous l'influence chinoise, Matsuo Bascho donna la forme finale et originale au haiku : la sincérité, la légèreté, l'objectivité, la tendresse, la solitude, la beauté dépouillée et le juste équilibre entre le principe d'éternité et le mouvement de la vie. Décrire la vie sans la moindre béquille philosophique. Avant de se replier à la période d'Edo (1600-1868) qui verra le Japon se refermer sur lui-même sur ses propres traditions. Le haiku exprima alors la solitude et le désarroi à travers les trois grands poètes maîtres : Basho, Yosa Buson et Kobayashi Issa. Avec la restauration de Meiji Tenno (1867) et l'ouverture sur le monde nouveau, le haiku devient la forme d'expression de cette liberté qui se dissocia du renga définitivement. L'observation de la nature devient l'essentiel du poème, l'exploration du mystère de l'existence humaine et l'approche subjective de la nature. En 1940, le gouvernement mit fin à cette grande liberté antitraditionaliste en emprisonnant beaucoup de poètes haikistes : Saito Sanki et Hirahata Seito pour entrave à la sécurité de l'Etat. Après la guerre, le haiku déborde la frontière japonaise et devient une poésie, sans nationalité et sans frontières, dans son expression de l'absolu. C'est dans cette perspective que la poésie arabe moderne refusa le formatage classique du traditionalisme. Plutôt, elle se mit à l'écoute de toutes les nouveautés universalistes, à ce nouvel air qui venait de souffler de très loin, portant dans son sillage une grande chaleur d'un rayon de soleil, brisant la teneur d'un cumulus, propageant l'odeur des océans et le goût des algues venant d'un pays dont les ancêtres nommaient le pays des wak-wak. La poésie arabe va jusqu'à imiter ces petits poèmes qui n'ont l'air de rien et qui disent les grandes vérités cachées d'une humanité en quête de sens, sans d'ailleurs trop connaître les règles du haiku. Une imitation, un petit souffle, une respiration très réduite, mais en plein air.
La poésie de Saâdi
Les années 1980 ont été, dans le monde arabe, les années de la grande découverte du haiku. En 1981, la revue syrienne spécialisée Al Adâb al ajnabya (littératures étrangères) publie des haikus, traduits par Adnane Baghjati sous le titre Azhar al karaz (Fleurs de cerise). Shaker Metleq publie dans la même revue en 1983 quelques traductions haikues. Dans le no34, 1984), le docteur Husâm Al Khatîb récidive avec une traduction, via l'anglais, de l'histoire de la littérature japonaise de Huowi Murakami. La revue irakienne Thaqafa (culture) publie, quant à elle, en 1985, des traductions de la poésie de Bashô, via la langue russe. Shaker Metleq fait sortir en 1991, avec l'Union des écrivains arabes, une anthologie de haiku intitulée Chi'r mina al Yaban ‘ala namat al haiku wa Tanka (Anthologie de la poésie japonaise, sur le mode haiku et tanka). Le travail le plus abouti reste jusqu'à aujourd'hui la traduction faite par Mohammed Al As'ad du livre de Keneth Yasûda : le haiku japonais, sa nature fondamentale, son histoire et son application à la poésie anglaise, sous le titre Wâhida ba'da ukhra tatafattahu azhâr al barqûq (L'une après l'autre, bourgeonnent les fleurs du prunier), publié en 1999 dans la prestigieuse collection d'Al Ma'rifa (Koweït). Les traces du haiku sont aujourd'hui très visibles dans la poésie du grand poète irakien Saâdi Youcef, d'Adonis ou du Marocain Mohammed Bennis, et dans la poésie écrite en anglais de la poétesse koweïtienne Shurûq Amine et d'autres tels que Abdellatif Khattab qui écrit : Haiku, sahârî al junûn (haiku, les déserts de folie) où il a repris la structure du haiku d'Issa, de Shintuku, de Basho et d'autres. Une chose est sûre, la rigidité du poème arabe s'est vu très vite bousculée, même partir en éclats, par cette nouvelle pratique qui a donné un autre sens à la poésie arabe. Changeant même son regard par rapport à la modernité qui est restée attachée, même figée sur une vision très réductrice et simpliste. Certes, le poète arabe a dû batailler longtemps et fort avant de voir sa cause juste et noble du renouveau aboutir durant les années 1940, changeant du coup le corps du poème arabe qui a dû se résigner et accepter le corps étranger ? Adonis et Ounsi Al Haj, ainsi que d'autres ont révolutionné le regard poétique et poussé la liberté à son plus haut niveau, mais les haikistes arabes l'ont poussé à son paroxysme pour dire le silence des grands fracas, la mort de l'homme, l'oubli, la rage de l'amour interdit, avec des mots simples et pleins. Cette influence a provoqué un abandon graduel des règles de la versification classique arabe. Elle ouvrit la voie à un nouveau souffle qui a secoué le joug des formes traditionnelles avec toutes leurs métaphores figées.
La décomposition du poème est devenue aussi décomposition du sens qui finit par s'unir dans la masse confuse du haiku qui représente un monde désintégré où le dynamisme remplace la composition, où l'énergie de la forme et des couleurs se substitue à l'illusion de la réalité extérieure, où l'amorphe remplace le conventionnel et où l'abîme et l'angoisse ébranlent le fondement même du confort de la vie quotidienne.


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