Le 31 mars 2005, la banque d'affaires américaine Goldman Sachs a affirmé dans une analyse « que les prix du pétrole se trouvent au début d'une phase de fortes poussées de fièvre », prédisant que le prix du baril pourrait grimper à 105 dollars. Le 7 avril 2005, dans son rapport semi-annuel, le Fonds monétaire international enfonçait le clou. L'économiste en chef du FMI annonçait en effet que « le marché pétrolier va rester tendu et les prix élevés et fluctuants vont continuer à présenter un risque sérieux pour l'économie mondiale », précisant qu'« en cas d'interruption de l'approvisionnement, un baril à 100 dollars ne semble pas incongru », bien que ce ne soit pas, selon lui, « nécessairement le scénario le plus probable ». Le même jour, un rapport du Département américain de l'Energie (DOE) prévoyait des cours élevés du brut et de l'essence pour le reste de l'année. Alors quelles sont les raisons invoquées pour ce nouveau choc pétrolier ? Pour le FMI, c'est la faute aux Chinois qui veulent satisfaire leur engouement pour les voitures. Goldman Sachs déclare, pour sa part, avoir été « surpris » par « la résistance des taux de croissance de l'économie et de la demande pétrolière, notamment aux Etats-Unis et en Chine ». Le DOE est catégorique : « La forte demande pétrolière mondiale va continuer de soutenir les cours du brut ». Kevin Norrish, analyste à la banque Barclays explique que cette hausse est due « au manque de capacités de raffinage ». Jim Ritterbusch, du groupe Ritterbusch and Associates, estime, lui, que cela n'a rien à voir avec l'offre et la demande et que les achats sur ce marché reposent « sur des prévisions à long terme selon lesquelles le surplus de production ne devrait pas rester intact ». Cependant, ces explications, plausibles, n'arrivent pas à convaincre tout le monde. Dans les colonnes, du New York Post (5 avril 2005), le journaliste économique américain John Crudele dénonçait « les gangsters qui contrôlent le marché », expliquant que les prix du pétrole ont grimpé « en grande partie parce que Wall Street les veut élevés ». A part le « pur égoïsme » des spéculateurs, il ne voit en effet aucune raison pour avoir des prix élevés. Il constate qu'il n'y a pas de pénurie, citant à l'appui le ministre indonésien du Pétrole, Purnomo Yusgiantoro, qui a déclaré la semaine précédente que « le monde a déjà un surplus supérieur à 2 millions de barils de pétrole par jour ». Le journaliste américain ajoute qu'en plus de l'augmentation de la production annoncée par l'OPEP, « les stocks de pétrole sont, cette année, plus importants d'environ 5 % par rapport à la même période en 2004 », précisant en outre que « la semaine dernière, il y a eu une augmentation des réserves de 5,4 millions de barils, ce qui représente le double de ce que Wall Street estime et la plus forte hausse depuis octobre ». A ce stade, certains éclaircissements doivent être apportés sur la manière dont sont fixés les prix du pétrole. Il ne s'agit pas là de révélations fracassantes, mais cela permet de mieux comprendre l'évolution du marché du pétrole ces vingt dernières années. 1. L'art de manipuler les prix du pétrole Les chocs pétroliers de 1974 et 1979 ont profondément changé la façon dont sont déterminés les prix du pétrole. Auparavant, il y avait des contrats à long terme, souvent entre 24 et 36 mois, à prix stables. Ces contrats ont été depuis remplacés d'abord par le marché spot, créé en 1969, et ensuite les marchés à terme, offrant la possibilité aux financiers de manipuler les prix du pétrole. Sur le marché spot, les ventes sont conclues au jour le jour pour une quantité donnée de pétrole brut à enlever ou à livrer à un point donné. En fait, ce marché a permis d'introduire un intermédiaire financier, de la même façon qu'il est en train d'apparaître en Europe dans le marché de l'électricité en voie de dérégulation. Aujourd'hui, les cours du pétrole sont principalement déterminés dans les marchés à terme, en particulier au New York Mercantile Exchange (NYMEX), qui a commencé ses transactions sur le pétrole en 1983, et à l'International Petroleum Exchange (IPE), créé en 1980 et basé à Londres. Les contrats à terme consistent à passer des ordres d'achat ou de vente d'une certaine quantité de «pétrole papier». L'objectif affiché est de se couvrir en compensant une opération réelle par une opération « barils-papier » inverse, aux mêmes conditions. Un trader, par exemple, achète une cargaison de pétrole et, dans le même temps, vend l'équivalent de « barils-papier » sur le marché à terme. Si le prix du brut a chuté et que le trader perd de l'argent à la revente du pétrole physique, il rachète le « pétrole papier » moins cher qu'il ne l'a vendu et réalise un bénéfice qui compense la perte subie sur le marché réel. Toutefois, ces opérations sont en fait principalement spéculatives, avec un double effet de levier. Chaque contrat dérivé est une mise sur 1 000 barils de pétrole. Or plus de 100 millions de ces contrats dérivés sur le pétrole ont été négociés en 2003. Une étude de l'Executive Intelligence Review (2000) a établi que pour 570 barils papier, sur l'IPE, correspond un seul baril de pétrole réel. Autrement dit, ce sont ces 570 contrats qui déterminent le prix de ce baril. Et ce n'est pas tout. Sur l'IPE, un trader peut acheter un contrat en misant seulement 3,8 % de sa valeur. Ainsi, pour acheter un contrat représentant 1000 barils, disons à 40 dollars le baril, un trader n'aura qu'à débourser 1 520 dollars, c'est-à-dire 3,8 % de 40 000 dollars. Nous sommes là bien éloignés de la production physique de pétrole. A tel point que le Brent, par exemple, qui détermine le prix d'environ 60 % de la production mondiale de pétrole, représente aujourd'hui moins de 0,5 % de la production mondiale. Toutefois, l'industrie du pétrole n'a pas que des outils spéculatifs à sa disposition. Au cours des vingt dernières années, les Etats-Unis n'ont pratiquement pas investi dans des capacités de raffinage, la capacité totale étant passée de 18 millions de barils par jour au début des années 80 à environ 16 millions en 2003, alors qu'ils savaient pertinemment bien que la demande de produits raffinés allait augmenter. Mais une capacité réduite fait monter les prix. Le Financial Times (1er juin 2004) avait estimé que, grâce à cette réduction de capacité, les entreprises de raffineries américaines, comme Valero, Premcor, Tesoro et Ashland, gagnaient 10 dollars de plus par baril raffiné. 2. Les fusions et le rôle des hedg funds Après avoir décrit les mécanismes qui sous-tendent les prix du pétrole, mentionnons pour terminer deux phénomènes qui ont joué un rôle clé dans cette dynamique de flambée des prix. D'abord, on ne peut s'empêcher de constater une relation entre la hausse des cours du pétrole et les fusions-acquisitions qui ont marqué ce secteur à la fin des années 90. En août 1998, alors que l'or noir était au plus bas à environ 12 dollars le baril, BP lance une OPE sur Amoco, créant le troisième groupe pétrolier mondial. En novembre de cette même année, Exxon, le numéro deux mondial, ravissait à Shell la première place en rachetant Mobil. Au même moment, Total rachète Petrofina pour acquérir ensuite, début 2000, Elf Aquitaine. Ces trois fusions, ainsi que l'achat de Texaco par Chevron en octobre 2000, se sont traduites par une consolidation considérable du cartel pétrolier. Ensuite, le développement des hedge funds a accentué encore davantage le caractère spéculatif de ce marché. Dans la revue australienne Business Review Weekly (31 mars et du 20 avril 2005), le banquier d'affaires Gerry van Wyngen souligne le fait que beaucoup de ces fonds possèdent plus de 1 milliard de dollars cash pour investir, ce qui leur donne un énorme pouvoir sur le marché du pétrole. Personne ne sait combien de pétrole est contrôlé par les hedge funds, les autres investisseurs et spéculateurs, mais, écrit-il, « il s'agit clairement d'une quantité importante et les effets sur les prix sont considérables ». Si l'OPEP décide de produire en plus 500 000 barils par jour afin de faire baisser les prix, il est facile pour les spéculateurs d'acheter ce surplus sur le marché pour 30 millions de dollars, réduisant à néant les efforts de l'OPEP. Ces deux phénomènes risquent hélas de se reproduire avec la libéralisation des marchés.