Dans les colonnes d'El Watan nous avons précédemment esquissé les apports de Abdelhamid Benzine et de Kateb Yacine à ce journal résolument engagé pour l'émancipation de la société algérienne face au diktat colonial et par la suite aux pouvoirs issus de l'indépendance. D'essence première marquée par des fondateurs défenseurs du Front populaire au gouvernement de l'époque, Alger Républicain, dont le premier numéro est sorti le 6 octobre 1938, est d'abord au regard de la sociologie et de l'économie des médias marqué par une frappante singularité, vive encore de sens par sa richesse à « traduire et rendre la vie du peuple » et un statut de l'entreprise à prise de décision collégiale, sinon en tout cas non asservie à une personne ou une famille. Le fait est là à retenir : les 5000 actions de création de la société étaient portées par 5500 personnes. Aucune d'entre elles n'en avait plus de 10. Jean-Pierre Faure, son premier directeur, définit ainsi dans un précieux ouvrage la ligne éditoriale comme « une tentative d'élaboration d'un journalisme coopératif, dégagé des puissances d'argent et des inféodations politiques, l'entreprise des promoteurs d'Alger Républicain marque son caractère original aux innovations introduites dans les statuts : incompatibilité des fonctions politiques et des responsabilités journalistiques, administrateurs bénévoles, limitation du nombre d'actions souscrites et attribution d'une voix par actionnaire. Les butoirs contre toute déviation oligarchique étaient réels ». Seconde singularité marquante de naissance pour ce quotidien : son choix résolu d'être « le porte-voix des sans voix » a été témérairement entrepris à la même époque où, face au pouvoir colonial du Front populaire, sourdaient les idéologies fascisantes en Europe et l'avènement même de l'occupation de la France par l'Allemagne sous régime nazi. Son premier rédacteur en chef, P. Pia, a posé ce témoignage : « Les actionnaires étaient des fonctionnaires, des petits commerçants, artisans, cultivateurs ; et se situaient politiquement à gauche, mais se définissaient surtout par leur hostilité à toute dictature. » On peut comprendre alors comment, très vite, Alger Républicain est entré dans le collimateur des services du gouvernement général, représentant l'establishment parisien happé par l'idéologie du nazisme. Avant que dans le journal même – après la fin de la Seconde Guerre mondiale – soit faite la jonction de la résistance contre le colonialisme comme suite logique de la lutte contre le nazisme. Avant cette séquence de son histoire le journal fit face à la censure militaire la plus tatillonne qui compliqua davantage ses difficultés matérielles à paraître : pénurie de papier, coupure du téléphone et du télégraphe. Et couperet final : l'interdiction même du titre. Albert Camus, alors rédacteur en chef du quotidien dans son édition du 15 septembre 1939, signe le premier avis du « décès provisoire » de ce journal sphinx qui en connaîtra d'autres – même l'indépendance reconquise. « A partir d'aujourd'hui lisez tous les après-midi Le Soir Républicain qui vous donnera une information complète sur les événements de la nuit et vous apportera les premières nouvelles de la journée. » Et d'assurer, dans l'édition du 28 octobre 1939 : « Jusqu'au jour où Alger Républicain renaîtra avec la paix, notre journal du soir défendra ce qui faisait notre raison de vivre et ce qui fait notre raison d'espérer : la dignité de l'esprit et l'indépendance des personnes. » Une des plus célèbres plumes du journal, souvent évoquée avec polémique, est celle de Camus. A l'automne 1938, Albert Camus avait seulement 25 ans et son rédacteur en chef, témoignait de lui ainsi plus tard : « Ce n'est pas en dévot que d'extrême gauche Camus entra dans la rédaction d'Alger Républicain. Il ne nourrissait plus d'illusions sur la moralité des organisations politiques, mais ses déceptions ne l'avaient cependant pas conduit à l'acceptation de l'ordre établi. Ce qu'il a écrit dans Alger Républicain ne lui a été dicté par personne. » En accompagnant la naissance même d'Alger Républicain, Albert Camus avait déjà ramassé une solide épaisseur d'écrivain et d'homme public. Il a déjà publié L'Envers et l'Endroit, La Mort heureuse et une première version de Caligula a vu le jour, cependant que L'Etranger était en gestation. La trame de l'œuvre journalistique d'Albert Camus est une panoplie exubérante de fibres. Quasiment tous les sujets de société y étaient mis en question ; en fait tous les problèmes touchant la vie des « gens d'en bas » ou du « petit peuple », comme on dit. Entre autres, son reportage Misère de la Kabylie de juin 1939, étalé sur onze longs papiers, a porté l'extrême sensibilité journalistique de Camus. Trop vite réduits par certains à une préoccupation focalisée sur ses « frères pieds-noirs », le sens élevé de l'éthique et de la justice sociale de Camus sont autrement plus ancrés dans ce que Kateb Yacine aimait à définir par algérianité.